Mémoires du Cinéma : Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938)

Publié par Philippe Descottes le 2 mars 2018
Hotel du Nord - Marcel Carne

Hotel du Nord de Marcel Carné (1938)

Mémoires du Cinéma revient sur Hôtel du Nord, le deuxième film de Marcel Carné sorti en 1938 après Quai des brumes. Un Carné sans Prévert, remplacé par Jean Aurenche au scénario et Henri Jeanson aux dialogues.

 

 

 

Hotel du Nord - affiche Illustrateur Rene Marcou

Hotel du Nord – affiche / Illustrateur René Marcou

Après le succès de Quai des brumes, sorti en mai 1938, Marcel Carné reçoit plusieurs propositions de films. À la condition d’engager Annabella l’étoile montante du cinéma français qui entame une carrière à Hollywood, il va adapter le premier roman d’Eugène Dabit, L’Hôtel du Nord. En l’absence de Jacques Prévert, c’est Jean Aurenche qui écrit le dialogue. La venue d’Henri Jeanson comme dialoguiste et son implication sur le projet vont modifier la donne.

 

Le couple d’amoureux, interprété par Annabella et un jeune premier, Jean-Pierre Aumont, au cœur d’une histoire d’amour contrariée, va passer au second plan au profit de celui constitué par l’immense Louis Jouvet et une actrice qui n’a encore joué que quelques petits rôles dans des vaudevilles, Arletty.

 

Un film avec Gabin ou Annabella ?

 

En 1938, Marcel Carné a 32 ans. Il a déjà réalisé deux longs métrages, Jenny (1936) et Drôle de drame (1937). Le troisième, Quai des brumes, sort en France au mois de mai et remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise et le Prix Louis-Delluc. Peu après la sortie parisienne, le réalisateur se voit proposer un projet par les frères Hakim, les producteurs de Pépé le Moko de Julien Duvivier. Il s’agissait de Train d’enfer, dont le scénario était déjà écrit, avec Jean Gabin pour vedette principale. Un sujet sur lequel Jean Grémillon avait longtemps travaillé. Par respect envers son ami, Carné refuse.

 

Les Hakim espèrent alors le faire changer d’avis en lui suggérant La Bête humaine d’après le roman d’Emile Zola, toujours avec Gabin. Cependant, il ne fait pas marche arrière et c’est Jean Renoir qui le réalisera. Au même moment, Carné reçoit une autre proposition. Elle émane de Joseph Lucachevitch, un producteur allemand qui a quitté l’Allemagne face à la montée du nazisme. Il a produit trois films de Marcel L’Herbier, L’Epervier (1933), Veille d’armes (1935) et La Citadelle du silence (1937). Ces deux derniers, avec Annabella pour vedette féminine principale. Marcel Carné évoque leur première rencontre dans La Vie à belles dents, le livre de ses souvenirs. À peine entré dans le bureau de Lucachevitch que celui-ci lui demande s’ « il veut faire le film d’Annabella de l’année ? ». Mariée à l’acteur Tyrone Power, elle vit désormais à Hollywood. Néanmoins, elle décide de passer trois mois de vacances en France et il faut se décider très vite.

 

L’hésitation de Marcel Carné

 

Annabella, de son vrai nom Suzanne Charpentier, est l’une des stars montantes du cinéma français. Découverte à 18 ans par Abel Gance, qui lui donna le rôle de Violine dans Napoleon (1925), elle enchaîne les rôles, tournant, notamment dans Le Million (1930) et 14 juillet (1932) de René Clair, ou dans La Bandera (1935) de Julien Duviver. Marcel Carné parle d’elle dans ses mémoires en des termes peu galants. « (…) son talent ne cassait pas les meubles. Quand on avait déclaré : « Elle est gentille » on avait résumé la situation.» écrit-il.

 

Mais pour un producteur, c’est une aubaine. Ainsi, toujours avec la même courtoisie, Carné commente : « On racontait que sa présence dans un film suffisait à le faire vendre à un prix tel dans les pays d’Europe centrale que cela en couvrait largement le devis. » Le réalisateur réserve sa réponse. Il hésite quand le livre L’Hôtel du Nord, d’Eugène Dabit, lui vient à l’esprit. Un auteur dont il apprécie « le populisme sensible et tendre ». Mouvement littéraire apparu vers la fin des années 1920, le Populisme a été créé par Léon Lemonnier et André Thérive. Ce courant faisait du peuple et de la vie des petites gens le sujet principal et s’opposait au romanesque aristocratique et mondain. Une veine qui ne pouvait qu’inspirer Carné. Il accepte la proposition du producteur Lucachevitch. Encore faut-il qu’Annabella accepte de jouer dans le film…

 

Hotel du Nord - Decor Alexandre Trauner - Credit photo Imperial Film - SEDIF

Hôtel du Nord – Décor Alexandre Trauner – Crédit photo Imperial Film – SEDIF

 

 

Jean Aurenche et Henri Jeanson à la place de Jacques Prévert

 

Marcel Carné n’est pas au bout de ses surprises. Lorsqu’il vient signer son contrat, après avoir fait part de ses prétentions, il s’entend dire par Joseph Lucachevitch : « Comment ! Si jeune vous voulez gagner autant d’argent ? Je trouve ça immoral ! ». Une manœuvre destinée à faire baisser la rémunération de Carné, lequel, ne voulant pas renoncer au projet, cède. Obtenir l’accord d’Annabella s’annonçait très compliqué. Il fallait déjà lui envoyer le roman aux États-Unis, puis qu’elle le lise et enfin la convaincre. Par chance, après un coup de fil à Hollywood, il s’est avéré qu’elle connaissait déjà le roman de Dabit et l’aimait !

 

Si on ne change pas une équipe qui gagne, Marcel Carné se trouve pourtant confronté à un problème de taille, Jacques Prévert, scénariste de ses trois précédents longs métrages, est aux États-Unis ! Le réalisateur envisage de le rejoindre et, par la même occasion, de rencontrer son actrice. Lucachevitch refuse de payer le voyage et s’y oppose. Carné songe alors à son complice Jean Aurenche qui a déjà travaillé avec lui sur des films publicitaires et son court métrage Une élection à l’Académie (1932). Ensemble, ils commencent à écrire le scénario d’Hôtel du Nord. Pour les dialogues, Marcel Carné souhaite faire appel à Henri Jeanson. Encore une fois, le producteur met son veto. Il lui reproche ses violentes critiques dans la presse, des dialogues des films de Marcel L’Herbier, dont il était pourtant l’auteur !

 

L’adaptation du roman

 

Prix du roman populiste en 1931, L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, son premier roman, s’apparente plutôt à un recueil de nouvelles sur la chronique de la vie quotidienne dans un petit hôtel de Paris dont les locataires sont des éclusiers, des ouvriers, des chômeurs, des personnages déracinés, menant une existence difficile. Un contexte que l’auteur connaissait bien, puisque ses parents étaient les gérants de l’établissement, situé 102 quai de Jemmappes dans le 10e arrondissement de Paris, au bord du canal Saint Martin, et qu’il y travailla occasionnellement comme serveur ou portier de nuit. Carné et Aurenche en tirent un scénario dramatique avec une histoire d’amour contrariée entre Annabella et un marinier venu de Scandinavie.

 

Le cinéaste a même pensé à Phillips Holmes, acteur américain d’origine canadienne (Son homme de Tay Garnett, Code Criminel d’Howard Hawks, Une tragédie américaine de Josef von Sternberg), pour donner la réplique à Annabella. Après avoir lu le scénario, Jeanson donne son accord et demande à Carné d’organiser un rendez vous avec le producteur Lucachevitch. Ce qu’il obtient. L’accueil est glacial, mais Henri Jeanson, qui a autant de considération pour Annabella que Carné, a une idée derrière la tête. Développer le rôle de deux personnages de second plan, deux locataires parmi d’autres, Mme Raymonde et M. Edmond, la prostituée et son souteneur, absents du roman. Oubliant sa rancune, Joseph Lucachevitch est très intéressé par ce qu’on lui propose.

 

Hotel du Nord - Arletty et Louis Jouvet

Hotel du Nord – Arletty et Louis Jouvet

Le scénario revu par Henri Jeanson

 

Avec le feu vert du producteur, Jean Aurenche maintenu à l’écriture du scénario et Henri Jeanson engagé à celle des dialogues, le scénario définitif d’Hôtel du Nord prend forme et une autre dimension. À Paris, dans un modeste hôtel le long du canal Saint-Martin, on fête une communion. Les clients et les patrons célèbrent l’événement. Un couple d’amoureux, Renée (Annabella) et Pierre (Jean-Pierre Aumont), louent une chambre dans l’intention de se suicider. Pendant la nuit, un coup de feu retentit. Pierre a tiré mais il n’a pas le courage de se tuer. Il s’enfuit devant M. Edmond (Louis Jouvet), un maquereau qui habite la chambre voisine avec Mme Raymonde (Arletty), sa prostituée. La jeune femme n’est que blessée. À sa sortie de l’hôpital, comme elle ne connaît personne, les hôteliers l’accueillent et l’embauchent comme bonne. Pierre s’est rendu à la police et est jeté en prison. M. Edmond, qui a des soucis avec des membre du milieu, songe à quitter l’hôtel pour se mettre au vert dans le Sud de la France, mais il est tombé amoureux de Renée. Mme Raymonde n’entend pas se laisser faire…

 

Accords et désaccords sur le casting


Si le film semble parti sur les bons rails, des points de désaccord subsistent quant au casting. Annabella est « incontournable ». Arletty et Henri Jeanson se connaissaient déjà et Marcel Carné se souvient d’elle pour l’avoir vu dans Pension Mimosas, film de Jacques Feyder sur lequel il était assistant. Le rôle de Madame Raymonde lui est confié sans grande hésitation. Jeanson avance ensuite le nom de Jouvet pour Monsieur Edmond. Le réalisateur est très réticent. Il a beaucoup de mal à imaginer le metteur en scène et interprète de La Guerre de Troie n’aura pas lieu dans la peau d’un maquereau, et puis, il garde un souvenir mitigé de leur précédente collaboration sur Drôle de drame. Le comédien n’avait pas beaucoup apprécié le film et « l’esprit de M .Prévert ». Néanmoins, Jeanson, met à profit leur amitié pour le convaincre. Pour Pierre, l’amoureux d’Annabella, Carné parvient à imposer Jean-Pierre Aumont, un choix que Jeanson, qui préférait Claude Dauphin, n’apprécie pas du tout. Il aurait même menacé de ne pas écrire pour lui, alors que les comédiens commencent à répéter. Ce qu’il fit pourtant. Mais comme le souligneront plus tard Carné dans ses mémoires et Arletty lors d’entretiens, il n’aimait pas les jeunes premiers et il écrivit d’une façon conventionnelle, fade, les rôles d’Annabella et d’Aumont.


Marcel Carné excelle dans la direction d’acteurs et la peinture d’un microcosme social qui lui est familier, mais la contribution d’Henri Jeanson va faire la part belle aux dialogues, et révèlera la faiblesse de l’intensité dramatique et poétique d’Hôtel du Nord par rapport aux films du duo Carné/Prévert.

 

Hotel du Nord - Gouache Alexandre Trauner pour le decor

Hôtel du Nord – Gouache Alexandre Trauner pour le décor

Inquiétudes sur le tournage

 

Compte tenu de l’intervention de Henri Jeanson et de l’importance désormais prise par Arletty et Louis Jouvet, la question se posait de savoir quelle allait être la réaction d’Annabella, pourtant vedette principale du film et à l’origine du projet ? À la grande surprise de Marcel Carné, l’actrice est satisfaite du scénario et n’émet aucune réserve. Au début de l’été 1938, le réalisateur se rend quai de Jemmapes et à l’Hôtel du Nord où il rencontre les parents d’Eugène Dabit, décédé en 1936, et visite les lieux. Cependant, comme il est impossible de couper la circulation, en dehors de quelques plans pour les raccords, le film est tourné aux studios Francoeur à Paris et aux studios de Boulogne-Billancourt.

 

C’est Alexandre Trauner, un habitué (Drôle de drame, Quai des brumes), qui est en charge des décors. L’hôtel, quelques maisons, le canal, l’écluse, ainsi qu’une partie de passerelle, ont été recréés sur un terrain appartenant au cimetière de Billancourt. Sur le tournage, Carné appréhende de diriger une figuration importante dans son premier grand décor. Il se demande également si Arletty, qui n’avait tenu que des rôles secondaires dans des vaudevilles de boulevard, sera à la hauteur, et si un grand acteur comme Jouvet sera bien à sa place dans le rôle qui lui était attribué. Mais un autre risque, bien plus grave, menace, celui d’une guerre. Depuis un certain temps déjà, Hitler menace d’envahir la Tchécoslovaquie afin d’annexer les Sudètes dont la population est germanophone en majorité. Devant la tension croissante, la mobilisation partielle est décrétée en France en septembre. Plusieurs techniciens sont appelés…

 

Tout est bien qui finit bien, ou presque

 

Fin septembre 1938, les accords de Munich entre le Reich, la France et l’Allemagne sauvent la paix, provisoirement, hélas. Le tournage ira à son terme en novembre. Après quelques hésitations, Arletty se montre à la hauteur et dépasse même l’attente de Marcel Carné. Grâce à son talent et à sa gouaille, elle sera l’âme du film. La célèbre réplique devenue culte « Atmosphère ! Atmosphère ! », qui ne figure pas dans le roman de Dabit, lui aurait été suggérée par celle de Louis Jouvet dans Entrée des artistes : « Il faudrait changer d’atmosphère ». Elle aurait proposé à Henri Jeanson qu’elle soit intégrée dans les dialogues. D’après Bertrand Tavernier, c’est à force d’avoir entendu Carné lui répéter que certaines scènes manquaient d’atmosphère que Jeanson, en colère, l’aurait alors écrite. Bien entendu, Carné fut plus que convaincu par la prestation de Jouvet, dont il salue la maîtrise, et de penser que son duo avec Arletty a fait sur lui l’effet d’un stimulant.

 

À la sortie d’Hôtel du Nord, les critiques ne furent pas tendre pour le film, et parmi celles qui l’apprécièrent, le succès alla, comme prévu, à Louis Jouvet et, surtout, à Arletty, au détriment de Jean-Pierre Aumont et d’Annabella. L’accueil du public nettement plus enthousiaste. Le film permit par ailleurs à Arletty de suivre le même chemin que Michèle Morgan après Quai des Brumes, celui d’une grande vedette. Grâce au souvenir d’Hôtel du Nord, désormais devenu un classique, le véritable Hôtel du Nord est devenu une attraction touristique. Devant son insalubrité et sa dégradation, il fut souvent question de le démolir. Des associations, artistes et riverains, se sont mobilisées contre les projets immobiliers. Le 15 juin 1989, la commission des Sites des Monuments Historiques rend son verdict, la façade et le bord de la toiture sont classés.

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