Synopsis : Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
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Jacques Audiard est décidément un cinéaste imprévisible. Capable de passer du mélodrame avec De battre mon cœur s’est arrêté et De rouille et d’os au film carcéral avec Un prophète, en passant par le western avec Les Frères Sisters, il est parvenu à construire une œuvre cohérente où prime l’humanité de personnages violents en quête de rédemption. Et après un détour par un drame romantique en noir et blanc avec Les Olympiades, il revient avec un nouveau projet original, libre et fou. Initialement pensé comme un opéra en quatre actes, Emilia Pérez mêle chronique criminelle, réflexion sur la transidentité et portrait de la féminité dans toute sa force et sa diversité. En donnant à ce mélange la forme d’un récit musical, Audiard explose tous les codes du film de gangsters pour accoucher d’un objet unique, aussi déroutant que fascinant. L’origine opératique du projet est évidente et chaque conflit intérieur ou émotion intense des personnages se retrouve ainsi matérialisé en numéro musical, interprété et chorégraphié avec brio. Composée par Clément Ducol et la chanteuse Camille, la bande originale est en elle-même un pur chef-d’œuvre musical où chaque morceau s’avère plus entraînant que le précédent. Si le travail de composition est impressionnant, la mise en scène des passages chantés est également à la hauteur. De la rédaction d’une plaidoirie qui embarque une foule de figurants dans une danse endiablée à une joute chantée dans le bureau d’un chirurgien, Audiard est à l’aise aussi bien dans les passages les plus grandioses que dans les moments d’intimité. Comme à son habitude, et même dans les tableaux les plus spectaculaires, il concentre toujours son cadre au plus près de ses personnages pour mieux capter leur énergie et leurs émotions. Les trouvailles visuelles éblouissantes sont légions, mais c’est dans les moments les plus resserrés que le film parvient à toucher au sublime et à produire une émotion d’une pureté bouleversante.
Cette force émotionnelle, Emilia Pérez le doit aussi à son trio de personnages. Parfois présenté comme un cinéaste purement masculin, Jacques Audiard fait un magnifique pied de nez à ses détracteurs en dévoilant sa sensibilité à travers un récit tournant presque entièrement autour des femmes. Rita, Jessie et la fameuse Emilia Pérez sont ainsi les trois facettes d’une même pièce.
Malgré leur caractère opposé, toutes les trois partagent une même quête d’amour propre, passant par la réussite professionnelle, la recherche de liberté ou un besoin de rédemption. Un travail de cohésion dans ce trio, logiquement récompensé du prix d’interprétation collectif au dernier Festival de Cannes. Et si Zoe Saldana et Selena Gomez incarnent admirablement leurs rôles d’avocate désabusée et d’épouse déboussolée, c’est bien sûr la révélation Karla Sofía Gascón qui attire tous les regards.
Incarnant à la fois Manitas del Monte sous un lourd maquillage et Emilia Pérez, la comédienne espagnole irradie l’écran d’un mélange de charisme et de sensibilité qui sied parfaitement à son personnage haut en couleur. Ancien chef de cartel en quête de rédemption après être enfin devenue ‘’celle que la nature lui a refusé’’, l’héroïne offre un regard émouvant et plein de justesse sur la transidentité. Une transition qui permet une réflexion passionnante. En changeant de genre, Pérez cherche non seulement à devenir elle-même, mais aussi à tuer son ancienne identité et ses crimes avec elle.
Car comme souvent dans le cinéma de Jacques Audiard, ce sont les hommes qui apportent la violence et les femmes qui la guérissent, à l’image des Frères Sisters, où les deux héros, des bandits sans foi ni loi, retrouvaient leur humanité en revenant auprès de leur mère. Un message que l’on retrouve à plusieurs endroits dans Emilia Pérez. Outre le parcours du personnage-titre, le film met aussi en scène les deux jeunes fils de Manitas, élevés par trois figures maternelles. Une façon pour Audiard de montrer que l’homme n’est rien sans sa part de féminité.
Timothée Giret
- EMILIA PÉREZ
- Sortie salles : depuis le 21 août 2024
- Réalisation : Jacques Audiard
- Avec : Zoe Saldaña, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Adriana Paz, Edgar Ramirez, Mark Ivanir, Daniel Velasco Acosta…
- Scénario : Jacques Audiard
- Production : Jacques Audiard, Pascal Caucheteux, Valérie Schermann
- Photographie : Paul Guilhaume
- Montage : Juliette Welfling
- Décors : Emmanuelle Duplay
- Costumes : Virginie Montel
- Musique : Camille, Clément Ducol
- Distribution : Pathé Films
- Durée : 2 h 10