L’IMPORTANCE DU SCÉNARIO AU PROFIT DES GAGS

CC : C’est le cœur de ton documentaire et la réussite de Judd Apatow qui a compris tout de suite l’importance d’un scénario bien étoffé dans une comédie en peaufinant l’aspect dramatique au profit d’une succession de blagues absurdes. Est-ce finalement LA faille de toutes les mauvaises comédies contemporaines ?

JG : Oui je ne peux que reprendre ce que dit Jason Segel dans le documentaire. Tu ne peux pas t’intéresser uniquement à plus de 20 minutes de blagues. Ce qui représente le temps d’une sitcom par exemple, où tu acceptes des blagues à répétitions avec des personnages qui ne sont que des pantins destinés à faire des blagues. Sur 1h30-2h voir 2h30 pour les films de Judd Apatow, s’il n’existe pas un fond sentimental – pas sentimentaliste, entendons nous -, le spectateur n’est pas intéressé. Je vais citer un exemple un peu vicieux, c’est celui de Very Bad Trip de Todd Phillips (2009). C’est une comédie considérée comme réussie. Et pourtant j’ai un vrai problème. Je sens que le réalisateur n’aime pas ses personnages et s’en moque complètement. Ils sont creux et sont des caricatures de beaufs un peu machistes, hormis Zach Galifianakis. Pourtant le film est hyper efficace en terme comique, c’est bien ficelé. Mais je pense que dans dix ans, il n’en restera rien. Alors que les Å“uvres de Judd Apatow comme Funny People, seront certainement rejugés pour leurs valeurs. On ne rit pas systématiquement dans ce dernier mais le récit avance vers un aspect de plus en plus noir. Cela démontre bien que finalement la comédie, ce n’est pas que le rire.

CC : Ils n’ont effectivement pas le même fond. ‘Very Bad Trip’ reste toujours léger alors que ‘Funny People’ aborde la maladie. Ton documentaire montre un extrait embarrassant approprié avec le médecin allemand. C’est aussi le label de Ricky Gervais qui en a fait vraiment son commerce…

JG : C’est pour moi la marque de l’humour contemporain. C’est ce qui est le plus intéressant à mon sens : l’humour de Ricky Gervais ou de Louis C.K. et sa sitcom new yorkaise Louie, qui est certainement la série la plus hilarante et la plus bouleversante à ce jour dans la comédie. Curb your Enthousiasm de Larry David joue également sur ces ficelles. Tous les grands comiques manipulent la gêne. C’est ce qui manque aussi en France, cette compréhension de l’humour de la gêne. A part chez Eric Judor, dont la série Platane un petit chef d’oeuvre trop peu considéré (même s’il doit tout à Larry David).

CC : Outre le scénario, Judd Apatow utilise aussi sa caméra pour proposer du cinéma. N’est-ce pas une autre différence avec la comédie française qui offre souvent un simple champ-contrechamp avec des blagues à répétitions ?

JG : Cela dépend. Il faut juste qu’on soit clair lorsqu’on évoque la comédie française. Il s’agit là des comédies françaises commerciales. Car on peut citer de nombreuses comédies françaises d’auteurs fabuleuses, comme celles de Bruno Podalydès. Dieu seul me voit et Liberté-Oléron sont pour moi les films les plus drôles qui aient jamais été faits en France. Il y a aussi les traditions comiques chez Jacques Rozier et Jacques Tati. Dans les plus contemporains, on peut citer Serge Bozon, Mikael Buch…

CC : Peux-tu citer un équivalent en France du cinéma de Judd Apatow ?

JG : Bruno Podalydès. Mais il est aussi dans un créneau auteurisme, très assumé. Ce ne sont pas des comédies mainstream et populaires comme peuvent l’être celles de Judd Apatow. Par contre, il n’y a aucune comparaison entre Judd Apatow et Dany Boon. Cependant la comédie française n’est pas totalement à poils. Certains sont quand même vraiment intéressants mais officient dans une autre économie.

LES FEMMES OU L’ART D’EXPLORER DE ‘NOUVEAUX TERRITOIRES COMIQUES’

CC : Le cinéma de Judd Apatow est plongé dans un univers souvent masculin et traite du point de vue des hommes, mais il a rapidement saisi que l’humour n’est pas seulement destiné aux hommes. Pourquoi à ton avis des talents comme Tina Fey, Lena Dunham, Kristen Wiig ou Amy Poelher ont-elle mis du temps à émerger ?

JG : Tout dépend de ce qu’on appelle du temps en fait. Tina Fey et Amy Poelher sont connues depuis le milieu des années 2000 aux Etats-Unis. Mais je pense qu’elles émergent aujourd’hui car il y a aussi un mouvement général des sociétés occidentales, américaines et européennes, vers la féminisation. Cela concerne tous les domaines : la politique, l’économie, la culture en général. C’est un fait. De plus en plus de femmes s’expriment. La comédie fait partie de tous ces autres domaines de la vie culturelle et sociétale. C’est dans l’air du temps. Et Apatow le sent en tant que producteur. Il possède cet instinct de percevoir qu’il a fait le tour des histoires de mecs. Je pense que Funny People diagnostique la fin de cet humour ‘potache entre mecs’ dont il montre la maladie. Ce qui ne marche plus, c’est le rire en lui-même. Les mecs font des blagues sur leur pénis, ça ne fait rire personne à part eux. Et pile au moment où par ailleurs Very Bad Trip sort jouant précisément sur ces codes, Apatow comprend qu’il faut s’ouvrir à d’autres horizons. Ils décident de féminiser son humour et de promouvoir une femme comme Kristen Wiig qui brille au Saturday Night Live depuis quelques années. This is Comedy l’évoque. Il lui demande un scénario qu’elle coécrit avec Annie Mumolo en une semaine et Mes Meilleures Amies de Paul Feig (2011) devient le plus grand succès des productions Apatow. Il voit ensuite Tiny Furniture, le premier film d’une jeune cinéaste new yorkaise, Lena Dunham, qu’il contacte et il produit la série Girls de HBO. Il trouve une fille qui fait des sketchs sur internet ou en stand-up qui s’appelle Amy Schumer, sa dernière recrue, et lui demande d’écrire un scénario qu’il adore. Au point de vouloir le réaliser. Son prochain long métrage, dont le tournage va démarrer en mai, s’appellera donc Train Wrek et sera le premier film écrit par une femme qu’il mettra en scène. Il se projettera ainsi dans un univers qui ne sera pas le sien. Je trouve cela passionnant et très courageux car il ne reste pas dans son petit territoire. C’est un vrai geste artistique.

CC : D’ailleurs Paul Feig a exactement la même vision, la même mentalité que Judd Apatow et pose lui-même la problématique dans le documentaire : ‘pourquoi le cinéma devrait-il dépendre du sexe ?’

JG : Paul Feig est encore plus féministe ou du moins il s’intéresse encore plus aux femmes. Il ne veut faire que des films avec des femmes. C’est son ambition. Il a des projets assez fous par ailleurs. Il a envie de réaliser une comédie romantique gay avec Channing Tatum et un film d’espionnage à la James Bond avec Melissa McCarthy. L’idée de casser des stéréotypes de représentation, c’est tout ce qui l’intéresse.

CC : Paul Feig et Judd Apatow poussent-ils cette vague à justement toujours casser les stéréotypes pour redonner de l’élan à la comédie ?

JG : Oui je le pense. On pourrait débattre à l’infini pour savoir s’ils sont les précurseurs ou non. Mais un cinéaste s’exerce dans des comédies féministes depuis des années. C’est James L. Brooks. Leur maître à tous. Ils n’ont rien inventé. Il a vraiment impulsé dans les années 1980 des comédies avec des personnages féminins très forts. Et Apatow a senti dans les années 2000 que le moment était venu de laisser les femmes exprimer leur talent comique.

CC : Il y a Julia Louis-Dreyfus particulièrement connue dans ‘Seinfeld’ et récemment ‘Veep’…

JG : Très bon exemple. Il faut savoir que la comédie féminine existe depuis longtemps à la télévision américaine. La nouveauté est qu’elles deviennent les personnages principaux dans des films qui ne suivent plus les stéréotypes habituels. Mais à la télévision américaine, dans la mesure où elle est essentiellement regardée par des femmes, il existe un pur principe de réalité qui consiste à concevoir des séries avec des femmes fortes. C’est un fait depuis le début. La télévision américaine a toujours promu les femmes, comme la sitcom populaire ancestrale  I Love Lucy dans les années 50 ou encore celle très féministe dans les années 1970, The Mary Taylor Moore Show où James L. Brookes a fait ses armes en tant que cocréateur. Le Saturday Night Live aussi. Les femmes sont présentes dans l’équipe depuis le tout premier cast en 1975. On les retient moins par rapport aux hommes car eux ont tourné dans des films devenus populaires. Elles en ont fait également mais dans des rôles secondaires. En outre, c’est vraiment Lorne Michaels qui a poussé cette nouvelle génération des Tina Fey, Amy Poelher et toutes les femmes que cite Lena Duhnam comme Maya Rudolph. Il faut souligner un point important que je ne mentionne pas dans le documentaire. La toute première personne qui a employé Judd Apatow et lui a demandé d’écrire des blagues est une femme, Roseanne Barr. Judd Apatow était son homme de paille et lui écrivait des blagues à la fin des années 1980.