Rabbi Jacob

 

« De Funès, quand les rires se sont tus » a-t-on pu lire dans la presse suite à cette triste date du 27 janvier 1983. Sauf que non, les rires ne se sont jamais vraiment tus, la preuve : plus de 100 millions de spectateurs en 13 films, des rediffusions télévisuelles en masse, des répliques, des duos mais aussi et surtout une personnalité hors norme. Nul dans l’histoire du cinéma français n’a réussi ce que Louis de Funès réalise : déclencher l’admiration et l’hilarité de plusieurs générations 30 ans après sa disparition. La raison de ce lien avec le public n’a peut-être qu’une explication : Louis de Funès demeure un immense acteur de comédie plus qu’un comique, un artiste qui a su habiter à la fois la scène, le septième art mais également le petit écran devant lequel beaucoup ont encore envie de passer leurs soirées en sa compagnie. Il reste sans doute le seul qui soit parvenu à séduire, film après film, le plus grand nombre avec pour fil rouge un personnage a priori peu sympathique, en l’occurrence ce petit homme sec et irascible connu de tous. Pourquoi ? Comment ? Impossible de saisir toutes les clés d’un magicien, mais certains points tendent à expliquer la densité d’une légende.

 

Louis de FunesUne exploration infinie de la comédie… en ‘un seul’ personnage

Il a beau avoir incarné dans ses plus grands succès ce personnage pathétique et irascible de nature expansive, taxer Louis de Funès d’acteur au jeu limité serait une énorme erreur de jugement. Le mieux est de revoir ses films pour se rendre compte des nuances et de toutes les facéties faciales dont il était capable. Dans Louis de Funès : Jusqu’au bout du rire, Stéphane Bonnotte cite les expressions ‘L’homme aux quarante visages-minute’ et ‘un virtuose magnifiant une partition ingrate’. Tout est dit ou presque.

 

Le meilleur terrain d’exploration demeure sans doute ce petit bijou que sont Les aventures de Rabbi Jacob (1973), où « Fufu » atteint le sommet de son art. En près d’1h40, Gérard Oury et ses coscénaristes, parmi lesquels sa fille Danielle Thompson, offre un véritable boulevard au génial interprète qui peut alors toucher à toutes les portes de la comédie. Portes qui s’étaient ouvertes dans ses anciennes et inégales odyssées où il construisait, modelait depuis déjà presque 20 ans cet être à la fois méprisable et hilarant du fait de ses défauts exacerbés. Riches en situations cocasses, les tribulations de Victor Pivert rappellent ainsi les instants les plus mémorables de ses prédécesseurs. Le burlesque de la célèbre scène de l’usine de chewing-gum peut par exemple faire penser à la course-poursuite épicée par des lancers de citrouilles dans La Grande Vadrouille (1966). L’absurdité de ce claquement de portière invisible au moment où Pivert/de Funès vire son chauffeur Salomon rappelle quant à elle Stanislas Lefort, dans la même Grande Vadrouille, frappant sur sa perruque et mimant ensuite un mal de tête.

 

Louis de Funes et Bourvil

 

L’usurpation d’identité de Pivert/Rabbi Jacob fait de même écho à celle d’Hubert Barrère de Tartas/Fournier père dans Hibernatus d’Edouard Molinaro (1969). Une fois encore, Louis de Funès se déguise pour mieux se cacher comme il l’a fait dans La Folie des Grandeurs (1970) (toujours signé Gérard Oury), et comme il le fera au début de L’Aile ou la Cuisse de Claude Zidi (1976). Quant à l’amusement provoqué par la fameuse danse hassidique, il succède aux grands moments musicaux de L’Homme orchestre de Serge Korber (1970) ou encore à la scène du garage dans Le Corniaud (1964). Difficile aussi de ne pas citer ce comique du langage, des défauts de prononciation : « C’est mon chauffirrre, il m’a r’connu qu’est-c’que j’vais firrre », se demande-t-il en Rabbi Jacob ; la logorrhée verbale aussi, perceptible à travers ses propos incompréhensibles lorsqu’il tente de se justifier face à des plus forts que lui ; l’absurdité des paroles enfin, façon Eugène Ionesco, ainsi que le prouve par exemple cette réplique lancée dans les dernières secondes de La Folie des Grandeurs : « La vieille épouse le perroquet. César devient roi. Je l’épouse. Me voilà Reine ».

 

Mais bien d’autres exemples peuvent montrer en quoi Louis de Funès s’est approprié tous les pans de la comédie. Quel autre acteur pourrait se targuer de concentrer à la fois du théâtre classique, du burlesque américain, du mime… et même une figure cartoonesque issue des dessins animés, comme dans cette scène de La Folie des Grandeurs où Louis de Funès, excédé par les démonstrations de danseur d’Yves Montant, se retrouve suspendu à un manche, tremblant de tout son corps. Voilà qui justifie en partie le fait que, malgré ce fil rouge et cette illusion d’une partition répétitive d’une aventure à une autre, beaucoup de spectateurs ne se soient pas lassés de sa présence. Et pour cause : son art, tout comme sa notoriété, ne connaît pas de frontières.

 

La Folie des Grandeurs

 

Tellement français… et si international

 

Louis de Funès reste sans doute l’unique star hexagonale à avoir joué des rôles si « français », du petit commerçant en plein marché noir dans le Paris occupé de 39-45 au patron d’un guide gastronomique « so french », et en même temps à avoir présenté dans son jeu et son histoire des mécanismes si proches des génies comiques anglo-saxons de la première moitié du 20e siècle. Lui-même n’a jamais caché son admiration, entre autres, pour les Marx Brothers, et le duo mythique qu’il forme avec Bourvil est antinomique et complémentaire au même titre que celui de Laurel et Hardy (le dominant et le dominé). Burlesque et physique à la manière des deux Britanniques, plus bavard et absurde quand il se rapproche du trio américain, le rire « à la de Funès » traverse la Manche ou l’Atlantique – et même le Rhin quand il parle allemand – tout en restant ancré dans l’imaginaire collectif français. Rien d’étonnant et de fortuit puisque deux des artistes que Louis de Funès admirait le plus se nomment Molière et Charlie Chaplin. Après tout, l’acteur rend hommage au premier dans sa version et sa propre incarnation de l’Avare (1981). A travers tous ses costumes, ses pitreries et les poltrons vénaux auxquels il a prêté ses traits, Louis de Funès s’est même plus ou moins consciemment inspiré de la commedia dell’arte qui elle-même influença l’auteur du Malade imaginaire. Le Don Salluste de La Folie des Grandeurs n’a-t-il pas plus de points communs avec les personnages fourbes chers à la comédie italienne qu’avec l’anti-héros du Ruy Blas de Victor Hugo, et dont le film de Gérard Oury est une lointaine adaptation !

 

Rabbi Jacob

 

Le Louis de Funès franco-français s’avère par conséquent indissociable du Louis de Funès « petit cousin de Chaplin ». Molière reste présent tout au long de sa filmographie comme l’ombre de cette autre idole via de nombreux clins d’œil, explicites ou non. Les gestes du « mime » de Funès, lors du pétage de plomb dans Oscar par exemple, et leur rapidité ressemblent parfois à ceux de Charlot durant sa période muette. Et cela vaut aussi pour la parole : dans le Grand Restaurant de Jacques Besnard (1966), de Funès singe Hitler comme Chaplin dans Le Dictateur (1940). Le surnom de « Chaplin français » n’est pas arrivé pour rien.

 

Chaplin hante particulièrement Les Aventures de Rabbi Jacob, et pas seulement parce que la scène où Louis de Funès finit assis sur une valise et entrainé par un tapis à bagages, rappelle Charlot emporté par une chaine de montage dans Les Temps modernes (1936). Le long-métrage de Oury peut surtout être vu comme « Le Dictateur »de de Funès, puisqu’il marqua lui-même l’apogée de son protagoniste et sortit sur les écrans, à l’instar du chef d’œuvre de Chaplin en 1940, à l’aube d’un conflit : la guerre de Kippour qui opposa Israël et ses voisins en octobre 1973. Dans les deux cas, plus qu’une satire, il s’agit d’un appel à la tolérance. La poignée de main entre Slimane le dissident arabe et Salomon le juif est en ce sens très évocatrice, après que Pivert/de Funès ait commenté leurs origines : « Slimane, Salomon… Vous ne seriez pas un peu parents ? ». Certes la situation est inversée : le barbier juif de Chaplin est pris pour le dictateur et renverse la donne alors que Pivert/de Funès passe de l’homme puissant et raciste au faux rabbin ami des juifs. Pourtant le résultat s’avère semblable : tout le monde s’allie dans l’allégresse autour du nouveau héros, comme les auditeurs se retrouvent dans le discours universel et pacifiste du barbier de Chaplin. Le rire satirique devient réconciliateur.

 

Le Corniaud

 

Un personnage ancré dans l’Histoire

 

Un autre secret du magicien de Funès participe de son succès et de sa virtuosité : avoir réussi à faire aimer cette caricature du français moyen au fur et à mesure que sa légende grandissait et que la société française évoluait. Dans son cas, grossir le trait n’apparaît pas tant comme un surjeu que comme une forme d’autocritique expiatoire. Plus les défauts estampillés français dont de Funès se porte garant seront visibles jusqu’au point de non retour – le râleur très râleur, le chauvin très chauvin…- plus l’autodérision sera efficace et libératrice. C’est ce que Stéphane Bonnotte appelle « Le français moyen paré d’une aura en forme de feu d’artifice ».

 

Les armes humoristiques – grimaces, mimiques… – ne sont pas les seuls remèdes pour expulser ces mauvais côtés. Il y a toujours une forme de tendresse et de pardon qui permet d’avaler la pilule et d’adhérer à cette auto-parodie. En témoignent ces conclusions dans lesquelles notre petit homme sec et désagréable reçoit la monnaie de sa pièce tout en connaissant une sorte de rédemption à travers un éclat de rire final, qu’il s’agisse de La Grande Vadrouille, Le Corniaud, ou encore de la Folie des Grandeurs. Le contexte sociologique compte aussi dans le processus d’identification du public qui voit en de Funès un voisin, un parent ou ses propres travers. Le spectateur ne fait pas que reconnaître une personnalité qu’il revoit film après film, il reconnaît aussi un décor et une époque. De Funès n’est en ce sens pas si éloigné de Jean Gabin.

 

Fait notable : c’est surtout à partir de La Traversée de Paris (1956), film des premiers échanges avec la star des années 1930, que le principal intéressé prend une place pleine et entière dans l’ère moderne. La Seconde Guerre mondiale est finie depuis une décennie lorsque le film de Claude Autant-Lara sort en salles, mais Jambier le petit commerçant adepte du marché noir renvoie à des souvenirs encore très forts. Cruchot, le gendarme de la fameuse saga, est un homme de son temps, celui d’un pouvoir gaulliste à la fois autoritaire et bienveillant : sa future femme Josépha est une amie du Président, et le premier opus s’achève sur l’image de Cruchot en général salué par la foule. Pour un peu, on croirait presque voir De Gaulle lui-même saluer la foule aux Champs Elysées.

 

L'aile ou la cuisse

 

Au cours des années 1960, de Funès la star n’est donc plus l’acteur en galère de ses débuts, et son alter ego à l’écran s’enrichit comme la société française se modernise. Dans une majeure partie de ses films post-Grande Vadrouille, « Fufu » joue les puissants, souvent des chefs d’entreprise inscrits au beau milieu de cette toute nouvelle société de consommation (Les aventures de Rabbi Jacob, Oscar, Le Petit Baigneur…). A l’instar de Gabin, il peut être qualifié de star car il présente trois entités en un seul être : un personnage et caractère reconnaissable film après film, un acteur extrêmement célèbre également reconnaissable, et une personnalité en phase avec l’évolution de la société. Gabin lui aussi est passé du résistant et jeune rebelle, dans des œuvres comme La Grande Illusion (1937) et Le Quai des brumes (1938), à un homme vieillissant et embourgeoisé dans la France des Trente Glorieuses.

 

Hasard ou coïncidence : 1976 est l’année où Gabin meurt et où l’Aile ou la Cuisse sort en salles. Dernier véritable éclat de l’acteur, le film le présente comme un symbole de cette France vieillissante aux valeurs à la fois vivaces et menacées. Son personnage de directeur en guerre contre la malbouffe industrielle défend ainsi la gastronomie made in France et ce guide Duchemin, pendant fictif du guide Michelin. L’artiste ne connaîtra pas d’autres grands succès mais il a gagné le respect et l’admiration éternelle de millions de personnes, y compris certains de ses pairs et des grands de ce monde. Fait chevalier de la légion d’honneur en 1973, de Funès reçoit un césar d’honneur en 1980 des mains de Jerry Lewis. L’admiration est réciproque, et il existe des accointances entre l’humoriste américain et la vedette française (la scène du garage dans Le Corniaud, sans paroles et effectuée au rythme effréné d’une musique, a des airs de famille avec le sketch de la machine à écrire). Le regard ému de Duchemin, élu membre de l’Académie française à la fin de l’Aile ou la Cuisse, semble le même que celui de Louis de Funès aux côtés de Lewis lors de la cérémonie des César.

 

La reconnaissance, tardive, arrive donc à point nommé pour celui qui aura puisé très loin ses ressources. A cet effet, la présence de de Funès dans Hibernatus est très troublante. Avec ses moustaches, son regard malicieux et ses costumes le ramenant en 1905, l’acteur ressemblerait presque à George Méliès, premier illusionniste de l’histoire du cinéma. Le film s’achève sur de Funès coincé dans un bloc de glace, attendant qu’on le réanime dans le futur. Une mise en abîme en quelque sorte. L’image du grand Louis reste gravée à jamais, intacte, dans le marbre cinématographique. Il appartient à un passé que beaucoup se remémorent avec plaisir, peut-être pas complètement irremplaçable mais certainement sans successeur.

 

Hélène Sécher

 

Quelques meilleurs moments en vidéo

 

La Folie des Grandeurs

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Les Aventures de Rabbi Jacob

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Le Corniaud

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Le Grand Restaurant

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La Grande Vadrouille

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L’Homme Orchestre

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La Zizanie
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