Synopsis: Les dorayakis sont des pâtisseries traditionnelles japonaises qui se composent de deux pancakes fourrés de pâte de haricots rouges confits, « AN ». Tokue, une femme de 70 ans, va tenter de convaincre Sentaro, le vendeur de dorayakis, de l’embaucher. Tokue a le secret d’une pâte exquise et la petite échoppe devient un endroit incontournable…
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« On a deux vies, et la deuxième commence quand on se rend compte qu’on n’en a qu’une » (Confucius). Naomi Kawase revient cette année avec l’adaptation d’un roman de Durian Sukegawa intitulé An. Présenté à Cannes en 2015 dans la sélection Un Certain Regard, Les Délices de Tokyo narre la rencontre fortuite entre deux âmes perdues. Le cinéma de la réalisatrice japonaise (Shara, La Forêt de Mogari, Hanezu, l’esprit des montagnes, STILL THE WATER – notre critique…) s’est toujours inscrit dans une quête métaphysique qui, dépassant de manière plus ou moins heureuse les effets de style, cherche à capter, à travers ses images de nature, ce qui est de l’ordre de l’invisible. Si sa caméra, c’est-à -dire notre regard, s’arrête régulièrement sur des rayons du soleil, ou bien sur les feuilles d’un arbre, et plus généralement sur tout ce que la nature nous offre à voir, ce n’est pas tant pour exalter une imagerie poético-naturaliste que pour nous rappeler que l’être humain est pris dans un cosmos qui le dépasse et le constitue en même temps. Chez elle, tout y est affaire de cycle et de rituel. La grande idée se situe avant tout dans la dimension politique véhiculée par ses images. Les deux personnages principaux, Tokue et Sentaro, incarnent deux âmes solitaires qui se sont retirées, malgré elles, de la société : adolescente, Tokue a très vite été recueillie dans un institut pour lépreux ; tandis que Sentaro, après avoir purgé une peine de prison, est gérant d’une petite boutique pour rembourser sa dette. Le regard que porte Kawase sur ces laissés pour compte apparaît plus amer que le rythme contemplatif de ses images le laisse a priori penser.
Son processus poétique, souvent à base de métaphore éculée (on pense à l’oiseau dans sa cage), pose la question de l’enfermement proscrit par une société disciplinaire, régi par ses propres lieux d’emprisonnement : prison, hôpital, école, lieu de travail, foyer familial. Tous les personnages y sont prisonniers. Seule Tokue aura la force de s’en échapper. À cet égard, le personnage de la patronne de la boutique, d’une caricature extrême, s’apparente à une réelle faute de goût de la part de Kawase. Elle détonne dans le paysage du cinéaste, et, par sa grossièreté de traits, ne renforce en rien la dimension critique de l’œuvre. Et le personnage de Wakana, jeune lycéenne en détresse affective, mais également prisonnière de son foyer et de son école, manque cruellement de relief, car ne dispose pas de la même profondeur que Tokue et Sentaro. Elle remplit uniquement la case « jeunesse », inhérente au programme pédagogique de Kawase, qui cherche à étendre au maximum la sagesse de Tokue.
Très écrit, Les Délices de Tokyo multiplie les métaphores et autres analogies. L’écriture emphatique, parfois ampoulée de Kawase, reste pourtant capable de sommets comme lorsque Sentaro ne parvient pas à retenir ses larmes après avoir écouté le récit de jeunesse de Tokue. Si Kawase tire, hélas trop souvent, sur la corde sensible, elle retrouve un certain équilibre dans la relation qu’elle tisse entre les deux personnages, en particulier lors de ces fameuses scènes de préparation des haricots confits. Délicates et drôles, ces scènes intimes, prises dans cet espace circonscrit de la boutique de dorayakis, brillent d’une justesse et d’une sensibilité incroyable. La transmission et le partage qui s’y jouent traduisent un respect, puis une amitié qui, au-delà des différences physiologiques (âge, sexe, maladie), semble d’une richesse absolument infinie.
D’abord enfermé sur lui-même (il ne sourit jamais, il n’aime pas le goût du sucré ce qui rend absurde son travail), Sentaro finit, peu à peu, par se « libérer » grâce à cette présence réconfortante. Il se nourrit et se (re)construit en observant, en écoutant, en échangeant avec cette femme d’un autre temps. En effet, ce personnage féminin est porté par l’insouciance de l’enfance. Ni cynisme, ni pessimisme ne viennent obscurcir son passage éphémère dans la vie de Sentaro. Pourtant elle-même prisonnière de son institution depuis des dizaines d’années, Tokue profite pleinement du monde qui s’offre à elle, de cette nature indicible qui lui parle. Tout droit sorti d’un conte pour enfants telle une « marraine la bonne fée », elle a cette présence magique, surréaliste même – avec ses doigts et mains meurtris par la maladie –, qui perturbe l’univers réaliste que représente le quotidien morose de Sentaro.
Un monde qui se recolore à mesure qu’elle lui donne une dimension onirique, quasi fantastique. Revitalisée, la vie de Sentaro et Wakana reprend une direction, un sens. Tokue apparaît pour eux comme une source de jouvence, d’inspiration et d’espoir, qui les délivre des aspirations matérialistes, capitalistes, disons-le essentiellement terrestres, qui n’en finissent plus de pourrir une vie qui aurait perdu toute sa saveur. Et si la personne la plus « emprisonnée » peut encore porter un tel regard sur le monde, c’est que l’espoir est encore permis. Il faut pour cela s’affranchir de cette dimension « disciplinaire », de ces catégories (vieux, jeune, riche, pauvre, malade…) et de ces lieux (prison, école…), pour se réapproprier pleinement notre monde, l’observer et le partager, mais sous de nouvelles modalités. Il en va du salut de l’homme. Cela, Naomi Kawase l’a magnifiquement compris.
Antoine Gaudé
- LES DÉLICES DE TOKYO (An) realisé par Naomi Kawase en salles le 27 janvier 2016.
- Avec : Kirin Kiki, Masatoshi Nagase, Kyara Uchida, Miyoko Asada, Etsuko Ichihara, Miki Mizuno, Taiga, Wakato Kanematsu…
- Scénario : Naomi Kawase d’après l’œuvre de Durian Sukegawa
- Production : Masa Sawada, Koichiro Fukushima, Yoshito Oyama
- Décors : Kyôko Heya
- Photographie : Shigeki Akiyama
- Son : Romain Dymny, Eiji Mori
- Montage : Tina Baz
- Musique : David Hadjadj
- Distribution : Haut et Court
- Durée : 1h53
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