In Jackson Heights de Frederick Wiseman: critique

Publié par CineChronicle le 31 mars 2016

Synopsis : Jackson Heights est l’un des quartiers les plus cosmopolites de New York. Ses habitants viennent du monde entier et on y parle 167 langues. Il incarne à lui seul la nouvelle vague d’immigration aux États-Unis et concentre les problématiques communes aux grandes villes occidentales comme l’immigration, l’intégration et le multiculturalisme. Wiseman s’invite dans le quotidien des communautés du quartier, filmant leurs pratiques religieuses, politiques, sociales et culturelles, mais aussi leurs commerces et leurs lieux de réunion. Il met en lumière l’antagonisme qui se joue au sein de ces communautés, prises entre la volonté de préserver les traditions de leur pays d’origine et la nécessité de s’adapter au mode de vie et aux valeurs des États-Unis.

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In Jackson Heights - affiche

In Jackson Heights – affiche

Comme débarquée par hasard du métro aérien, la caméra de Frederick Wiseman, documentariste américain de 86 ans, semble s’être perdue dans un quartier comme il en existe mille autres à la périphérie des grandes villes, quelque part entre Barbès et Brick Lane. Les premiers plans sont entrecoupés de quelques indications, ici un taxi jaune, là le Shopping Center trônant fièrement sur Roosevelt Avenue. Comme des petits cailloux laissés par Wiseman pour ne pas se perdre. Mais à ce brouillage géographique s’ajoute une confusion sonore ; un air de mariachi se dégage de la place piétonne. Sans commentaire ni interview, les premières minutes de ce documentaire annoncent les trois heures restantes, à savoir une immersion totale dans un quartier multiculturel d’une grande ville américaine. Un conseiller municipal l’annonce fièrement : nous sommes à Jackson Heights. Niché dans les hauteurs du Queens, l’un des cinq arrondissements new-yorkais, le quartier est labellisé « communauté la plus diverse au monde ». Cinéaste critique des grandes institutions américaines (High School, Law and Order ou encore Hospital), Wiseman s’intéresse ici au multiculturalisme américain et à la façon dont ces nombreuses communautés sont tiraillées entre le Nouveau Monde et celui qu’elles ont laissé derrière elles. Sans être une institution, la communauté apparaît ici comme un groupe social où se développent des réseaux de solidarité, des luttes communes et des aspirations. Une dimension qui a attiré Wiseman, dont le père était un immigré russe particulièrement impliqué dans l’aide aux réfugiés d’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres. Il s’agit donc d’une histoire personnelle, à l’image de la mosaïque de portraits et de témoignages qu’il amasse méthodiquement, comme à son habitude, sur plus de cent quarante heures de rushs. 

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In Jackson Heights / PHoto Sophie Dulac Distribution

In Jackson Heights / PHoto Sophie Dulac Distribution

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Sur près de dix semaines, le cinéaste est donc plongé dans ce quartier dans lequel il n’a pas vécu, une position qui lui permet de se placer en observateur et de prendre une certaine hauteur sur son sujet, les hauteurs de Jackson. C’est donc au montage que des rapprochements se dessinent, permettant au film de se construire. Les destins des différents protagonistes et des communautés auxquelles ils appartiennent se mêlent dans une histoire collective, celle de Jackson Heights. Wiseman nous montre un quartier qui est une entité à part entière et existe de lui-même. L’organisation de la parade gay, le combat des transsexuels contre la discrimination, le harcèlement policier, celui des personnes âgées contre la solitude ou bien encore les revendications des sans-papiers en faveur de meilleures conditions de travail posent, à des échelles différentes, la question de l’intégration. Celle-ci est toujours prise en tenaille entre les souvenirs d’un monde perdu, que l’on retrouve notamment dans les discours des immigrants hispaniques, et l’aspiration à vivre le rêve américain.

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C’est bien de ce rêve dont il s’agit, une sorte d’hommage à cette terre d’asile que sont les États-Unis, où les différentes vagues d’immigration se sont succédé au fil des siècles. Un travailleur le souligne très justement d’ailleurs : « un immigré, ça n’est pas celui qui prend mais celui qui donne sa sueur, sa vie ». À l’ère de la stigmatisation, la caméra de Wiseman capte peut-être cette réalité insaisissable : le savoir vivre ensemble. La communauté fait véritablement le lien entre passé et futur ; elle formule la promesse de reconstruire ici ce que l’on a perdu là-bas. Le souvenir de la frontière n’est jamais très loin, il plane comme une ombre au dessus du documentaire. On le retrouve en particulier dans une scène où une femme explique à des sans-papiers ce qu’ils doivent répondre à la question « Pourquoi voulez-vous être Américain ? ». L’une d’entre elles est la suivante : « Pour avoir un passeport américain et voyager ». 

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In Jackson Heights / PHoto Sophie Dulac Distribution

In Jackson Heights / PHoto Sophie Dulac Distribution

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Mythe fondateur américain par excellence, la frontière est double, extérieure dans les discours et intérieure dans la façon dont la caméra passe d’une communauté à une autre. Ces communautés nous apparaissent cloisonnées, comme prisonnières des rues quadrillées de la ville. Elles mènent leurs combats, poursuivent leurs intérêts particuliers sans qu’un réel intérêt général n’émerge. Les communautés apparaissent alors bien impuissantes lorsqu’un problème commun se pose à elles : la gentrification progressive du quartier. Cette interrogation est l’un des fils conducteurs principaux du récit. On suit notamment quelques petits commerçants latinos se fédérer contre un projet immobilier (le Business Improvement District), visant à faciliter l’implantation de grandes enseignes. Les quelques assemblées et tentatives de manifestation n’y changeront rien, le processus est inéluctable. 

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Le Jackson Heights capturé par Wiseman n’existe peut-être déjà plus ; c’est d’ailleurs le grand tour de force de ce film. Il a réussi à capter ce moment de basculement, comme suspendu dans le temps, où le quartier se transforme. On comprend alors que son documentaire à vocation d’archive est un précieux témoignage traversé par la mélancolie. On assiste impuissant à la disparition du quartier, où du moins de ceux qui l’habitent. Mais comme le rappellent les quatre vieilles dames qui tricotent dans un café, « le monde est tout entier bâti sur un cimetière ». Si la hausse des loyers pousse hors du quartier une bonne partie de ses habitants, d’autres viennent, comme débarqués d’un métro aérien qui serpente paisiblement entre les immeubles du Queens et file vers Manhattan. Et ce, en moins de trente minutes. 

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Eliott Baillon

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  • IN JACKSON HEIGHTS écrit, produit, monté et réalisé par Frederick Wiseman en salles depuis le 23 mars 2016.
  • Photographie : John Davey 
  • Mixage : Emeline Aldeguer, Emmanuel Croset
  • Son : Christina Hunt
  • Distribution : Sophie Dulac
  • Durée : 3h10

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