Synopsis : Un homme est abandonné par son amie qui lui laisse la charge d’un enfant prématuré, fruit de leur union. Il s’enfonce dans un univers fantasmatique pour fuir cette cruelle réalité.
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Alors qu’il a récemment déclaré vouloir se tenir éloigné des plateaux de cinéma, David Lynch, 71 ans, revient au cœur de l’actualité après un quasi silence, depuis son ultime long métrage anti-hollywoodien Inland Empire en 2001. Suite à la ressortie en salles du magnifique Mulholland Drive début mai, on peut découvrir depuis le 21 de ce même mois, sur Showtime, la troisième saison de la série-événement Twin Peaks, puis sur Canal+ depuis le 25, dévoilé en même temps qu’au 70e Festival de Cannes, en présence du réalisateur et une partie du casting. S’ajoutent désormais les ressorties au cinéma en copie restaurée 4K deux fleurons de sa filmographie depuis le 31 mai, à l’initiative de Potemkine Films : Twin Peaks – Fire Walk With Me et Eraserhead.
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Premier long métrage de David Lynch, Eraserhead (qui signifie littéralement « Tête de gomme ») apparaît comme un manifeste quasi expérimental, dans lequel est contenu, déjà en germe, toutes les obsessions de David Lynch dans les œuvres à venir. Après une série de courts métrages remarqués, fait à l’American Film Institute de 1967 à 1974 (Six Men Getting Sick, The Alphabet, The Grandmother, The Amputee), Eraserhead en constitue en quelque sorte l’aboutissement. David Lynch, d’abord peintre, a longtemps confié qu’il voulait devenir cinéaste via son désir d’ajouter le mouvement et le son à ses travaux picturaux. Une vocation qui est donc arrivée en continuité de son travail de peintre. Cette dimension d’artiste plasticien se ressent dans chaque plan qui habite le monde étrange de Eraserhead. À l’aide des sons et dans un noir et blanc très expressionniste, David Lynch crée avec ce premier film un univers cauchemardesque, sensoriel, industriel, organique et décalé. Son attrait pour la monstruosité, qui est au coeur de son film suivant, Elephant Man, est déjà très présent, avec ce phoetus au corps improbable dont la seule trace humaine s’exprime par ses pleurs incessants. Ou encore cette galerie de personnages bizarres, à commencer par le héros, dont les cheveux sont dressés en permanence sur la tête. Pour Lynch, le personnage de Henry Spencer, joué par Jack Nance, vit dans une peur et une angoisse constante qui lui donne cette étrange coiffure. Une angoisse liée à la responsabilité de jeune père, chargé de s’occuper de sa monstrueuse progéniture prématurée.
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À l’époque de la réalisation de Eraserhead – le tournage s’étalant sur cinq années à cause du revers de financement -, David Lynch vivait l’expérience de la paternité avec sa compagne Peggy Reavy et leur enfant Jennifer Lynch, devenue elle aussi réalisatrice avec le remarqué Boxing Helena en 1992. La vie tumultueuse du jeune réalisateur, nouvellement installé à Los Angeles, a sûrement nourri l’inspiration de ce long métrage situé quelque part entre Franz Kafka (La métamorphose), Tod Browning (Freaks) et Luis Bunuel (Un chien andalou). Lynch a été aussi profondément marqué par l’aspect industriel de la ville de Philadelphie où il passa ses études d’art, et les décors dépeignent cette dimension. L’appartement curieusement décoré est d’ailleurs inspiré de son propre atelier d’artiste de l’époque. Toute une galerie de figures grotesques composent le quotidien du héros, menaçants ou rassurants, comme La Dame du radiateur (Laurel Near) au visage jovial et caricatural, offrant au héros un spectacle de cabaret pour le moins dérangeant.
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L’angoisse et la symbolique sont au cœur du thème de Eraserhead, habité également par des touches d’humour absurde. Le sentiment de peur naît ici d’une simple scène de repas chez la belle-famille, avec des séquences à la fois terrifiantes et drôles, comme le petit poulet cuit qui se met à remuer des cuisses et se vider d’une substance noirâtre dans l’assiette de Henry, mais aussi la mère (Jeanne Bates) de sa fiancée Mary (Charlotte Stewart), soudainement prise d’une crise nerveuse. Ou bien encore le père (Allen Joseph) qui parle plomberie, alors qu’un bruit de train assourdissant couvre sa voix. Le film, dont le scénario ne faisait pas plus de vingt pages, avec environ une trentaine de dialogues au plus, déroule ainsi un univers en apparence familier, mais qui semble obéir à des lois d’un autre monde, à l’instar d’une œuvre de science-fiction. David Lynch, qui s’autorise alors toutes les libertés, cumule ici les postes de décorateur, monteur et musicien.
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Un producteur de l’American Film Institute (AFI), qui lui a octroyé une bourse si le film ne dure pas plus de quarante minutes et six semaines de tournage, décide subitement de lui couper les vivres face à l’ambition du jeune réalisateur d’en faire finalement un long métrage. David Lynch doit alors se débrouiller pour terminer le tournage par d’autres moyens, allant même jusqu’à vendre des journaux dans la rue. Deux chefs opérateurs – Herbert Cardwell et Frederick Elmes – se succèdent et le film s’achève finalement en 1976. Eraserhead est d’abord présenté en 1977 à Los Angeles, puis projeté dans le cadre des séances de minuit. Il reste à l’affiche pendant quatre ans, et le bouche à oreille fait rapidement son œuvre. Eraserhead arrive en France en 1980 dans le circuit Art et Essai. Le public d’amateurs est alors relativement confidentiel, avant qu’il obtienne la même année le prix du Jury au Festival d’Avoriaz présidé par William Friedkin. L’OFNI (objet filmique non identifié) de David Lynch est ensuite découvert par un plus large public suite au succès de son second long métrage, Elephant Man, qui vient de sortir. Pour son exploitation, Eraserhead est alors titré de façon opportuniste et commercial Labyrinth Man, et retrouve ensuite son titre d’origine, devenant peu à peu une œuvre culte. Enfin, ultime consécration pour David Lynch, Eraserhead est même adoubé par le grand Stanley Kubrick – dont Lynch idolâtre son Lolita – qui déclare lors d’une projection qu’il regrette de ne pas en être le réalisateur.
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David Lynch, peu satisfait du rendu sonore en salles lors de sa sortie initiale, a retravaillé en 1994 un nouveau montage et mixage en dolby stéréo, réalisé avec son complice ingénieur du son, Alan Splet, déjà collaborateur sur The Grandmother. Rappelons que le réalisateur a élaboré un profond travail sur l’ambiance sonore de son film, créée intégralement grâce aux chutes de bandes son optiques récupérées dans les poubelles de Warner Bros. C’est ce nouveau montage sonore, avec un rendu plus « puissant » et plus riche, permettant d’entrer encore davantage dans ce véritable cauchemar burlesque sur pellicule, qui est proposé par Potemkine Films via une ressortie restaurée 4K tout simplement immanquable.
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>> Notre critique ressortie de Twin Peaks – Fire Walk with Me <<
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- Ressortie de ERASERHEAD écrit et réalisé par David Lynch depuis le 31 mai 2017 en version restaurée 4K et disponible en Blu-ray et DVD à partir du 4 juillet.
- Avec Jack Nance, Charlotte Stewart, Allen Joseph, Jeanne Bates, Peggy Lynch, Jack Fisk, Judith Anna Roberts, Laurel Near
Production : David Lynch, Fred Baker - Photographie : Herbert Cardwell, Frederick Elmes
- Montage : David Lynch
- Décors : David Lynch
- Son : David Lynch
- Musique : David Lynch
- Distribution : Potemkine Films
- Durée : 1h29
- Date de sortie : 7 juin 1978
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