Le 23 novembre 2008, l’Italie se déchire autour du sort d’Eluana Englaro, une jeune femme plongée dans le coma depuis 17 ans. La justice italienne vient d’autoriser Beppino Englaro, son père, à interrompre l’alimentation artificielle maintenant sa fille en vie. Dans ce tourbillon politique et médiatique les sensibilités s’enflamment, les croyances et les idéologies s’affrontent. Maria, une militante du Mouvement pour la Vie, manifeste devant la clinique dans laquelle est hospitalisée Eluana, alors qu’à Rome, son père sénateur hésite à voter le projet de loi s’opposant à cette décision de justice. Ailleurs, une célèbre actrice croit inlassablement au réveil de sa fille, plongée elle aussi depuis des années dans un coma irréversible. Enfin, Rossa veut mettre fin à ses jours mais un jeune médecin plein d’espoir va s’y opposer de toutes ses forces.
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Comment traiter de l’euthanasie dans l’Italie moderne ? Quelle opinion adopter sur le sujet ? Qu’est-ce qui est juste sur le plan religieux, familial et moral ? Toutes ces questions, Marco Bellocchio se garde bien d’y répondre dans son dernier long-métrage. Ce que le cinéaste transalpin met d’abord en scène, ce sont les silences et les cris étouffés qui perdurent alors qu’augmente le suspense autour du sort d’Eluana Englaro, et pour lequel le pays retint son souffle et se divisa à l’aube de l’année 2009. Le cas de la jeune femme dans le coma depuis 17 ans fut l’élément déclencheur de la bataille politique qui opposa entre eux hommes de pouvoir et simples manifestants. D’emblée, La Belle Endormie, présenté en compétition à la 69e Mostra de Venise, dévoile la capacité de Bellocchio à s’exempter de tout jugement sans pour autant reculer et omettre l’engagement. Le réalisateur va en ce sens plus loin encore que le magnifique Vincere (2009), centré sur la passion d’Ida Dalser pour Mussolini et sa montée dans la folie. Il n’y a plus une mais trois histoires dans la grande, toutes liées à leur façon à ce débat sur la fin de vie sujet aux affrontements : Maria s’écarte du Mouvement pour la Vie pour vivre un amour naissant avec Roberto tandis que son père, le sénateur Uliano Beffardi, est tiraillé entre ses propres convictions et son appartenance au parti dirigeant ; Rossa, toxicomane et suicidaire, rencontre Pallido, un jeune médecin déterminé à la sauver ; ailleurs en Italie, une grande actrice a abandonné sa carrière pour se cacher, littéralement, dans la religion en se faisant appeler Divina Madre, attendant elle-même le réveil de sa fille plongée depuis des années dans le coma. Certains trouveront les limites du film dans cette triple déclinaison en préférant la simplicité narrative de Vincere, et La Belle Endormie peut sembler difficile à recevoir dans son entité, du fait de ces nombreuses mises en situation et de toutes les questions qu’elles suscitent. Il suffit cependant de prendre du recul sur ces 110 minutes de récit pour comprendre en quoi elles constituent sa force et son intérêt. En s’approchant d’individualités qui souffrent en silence et subissent leurs propres dilemmes et impasses, Bellocchio enrichit le débat originel sur l’euthanasie d’autres questions sur la vie, l’amour ou encore la maladie.
Les divers personnages permettent ainsi d’orienter les questions que soulève l’acte d’aider à mourir, grâce à leurs expériences personnelles pour mieux faire ressurgir toute la complexité de cette problématique. Est-il juste que Pallido le médecin oblige Rossa à rester en vie ? Uliano doit-il vraiment dire la vérité – dont on ne dira rien ici – au risque de perdre l’amour de sa fille très croyante ? La mère qui sacrifie toute sa vie pour se consacrer à sa fille comateuse a-t-elle le droit d’oublier son mari et son fils ? Bellocchio, en bon scénariste, laisse évidemment les réponses ouvertes, ce qui non seulement lui évite de prendre parti pour l’une ou l’autre des causes ici exposées, mais invite également le spectateur à poursuivre le débat a posteriori. La partie consacrée à Isabelle Huppert/Divina Madre notamment, démontre comment le point de vue adopté, sans être totalement impartial puisqu’il s’agit quand même d’une mère qui néglige son mari et son fils, se garde bien de juger sans parcimonie. Certes, elle les rend malheureux, mais que sa fille se réveille ou non, n’est-il pas déjà trop tard ? N’est-elle pas déjà morte elle-même ? Les nombreux plans d’Isabelle Huppert se regardant dans le miroir tandis qu’elle ‘‘hante’’ les couloirs de sa maison, et cette atmosphère morne et fantomatique amènent le doute. N’est-elle pas devenue son propre reflet ? Et pourtant, l’issue du sort d’Eluana Englaro pourrait bien contribuer à lui indiquer une autre voie. Il en va de même pour le médecin et sa malade toxicomane qui derrière les fonctions de guérisseur et de patiente se ressemblent beaucoup. Idem pour le sénateur et sa fille, dont l’histoire d’amour pourrait l’aider à reconsidérer ses positions vis-à-vis de son père et de ses idéaux.
La Belle Endormie du titre peut par conséquent désigner ces âmes seules restées trop longtemps dans leurs mensonges, leurs illusions et leur refus inavoué – leur peur même – de remonter la pente. D’autres préféreront arguer que ladite demoiselle est une allégorie de l’Italie toute entière, psychologiquement lobotomisée par les pouvoirs en place. Rien n’est moins sûr, car ce qui semble intéresser Bellocchio n’est pas tant le contexte politique actuel que la volonté de certains individus à s’en éloigner, avec les obstacles que cela implique. Les scènes de confrontations politiques ne sont ainsi montrées qu’à travers les écrans de télévision, alors que la caméra accompagne Uliano dans ses aveux et ses envies de démission, filmés à voix basse. Lorsque la religion fait irruption, le réalisateur préfère de même la montrer à distance : Maria s’éloigne du Mouvement pour la Vie pour rejoindre Roberto et la transformation presque surnaturelle d’Isabelle Huppert en Divina Madre est plus un moyen qu’une fin. Le plus important demeurent ces personnages, très touchants et formidablement interprétés, qui traversent l’image avec leur humanité intrinsèque, leurs failles et leurs passés. Qui pouvait d’ailleurs penser que la triple trajectoire empruntée retirerait au long-métrage son uniformité, devrait reconsidérer son avis. La Belle Endormie ne peut être réduit à un film choral, à une somme de micro-récits vaguement reliés par un thème central toujours sensible. Il s’agit sans doute davantage d’une œuvre à visages multiples axée sur une même attente. L’attente de ceux qui restent et qui, volontairement isolés ou inconsciemment oubliés, en oublient parfois qu’ils vivent encore.
LA BELLE ENDORMIE (La Bella Addormentata) de Marco Bellocchio en salles le 10 avril 2013 avec Isabelle Huppert, Toni Servillo, Alba Rohrwacher, Michele Riondino, Maya Sansa. Scénario : Marco Bellochio, Veronica Raimo. Directeur de production : Simona Batistelli. Producteur exécutif : Matteo De Laurentiis. Producteur délégué : Francesca Longardi. Image : Daniele Cipri. Musique : Carlo Crivelli. Décors : Marco Dentici. Montage : Francesca Calvelli. Costumes : Sergio Ballo. Distribution : Bellissima Films. Durée : 1h50.
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