Résumé : Daech filme ceux qu’il torture jusqu’à la mort en recourant à un usage maniaque d’effets visuels les plus spectaculaires, dignes des films d’action hollywoodiens. Daech possède des studios, et maîtrise parfaitement toutes les techniques de diffusion numérique. Contrairement aux nazis qui, par précaution, avaient choisi de ne pas filmer les chambres à gaz. Par là , l’ennemi se tient au plus près de nous. Il achète et vend, exploite, spécule et asservit, entre autres par sa propagande filmée. J’ai voulu comprendre ce qu’il arrive au cinéma que j’ai connu enfant, et auquel je n’ai cessé de croire, jusqu’à devenir cinéaste. J’ai voulu comprendre cette extravagance propre à notre temps.
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Les films de Daech, vous en avez peut-être vus. En libre circulation sur YouTube, ceux-ci nous font assister à des spectacles macabres où les morts sont de vrais morts, les victimes de vraies victimes et les bourreaux de vrais bourreaux ; tout cela au nom d’un fanatisme religieux et sectaire. Mis en scène, cadrés, montés, les courts métrages de Daech sont bien du cinéma. Face à ce constat amer, Jean-Louis Comolli, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, réalisateur de fiction et de documentaires et auteur de nombreux ouvrages, s’interroge : quelles différences opposent les films que l’on aime voir et que l’on veut défendre à ceux produits par Al-Hayat, la société de production de Daech ? Dès son titre, l’essai esquisse sa principale hypothèse. Avec Daech, le cinéma c’est la mort, et être filmé revient toujours à mourir. Pourtant, le cinéma entretient un lien consubstantiel avec la vie. La mise en mouvement d’images fixes par le miracle de la technique s’apparente à l’enclenchement d’un souffle vital, tandis que la succession des photogrammes peut être comparée à une sorte de pulsation cardiaque. Et, au-delà de sa seule nature technologique, le cinéma ressuscite en donnant à voir des corps en apparence immortels, sortes de morts-vivants imprimés à jamais sur la pellicule photosensible ou numérisés pour toujours dans la carte mémoire informatique. Espace-temps de l’artifice et de l’illusion, le cinéma impose un doute ontologique quant à la véracité de ses images.  Alors, face à la vraie mort proposée par les films de Daech, que reste-t-il de la singularité du rapport qui se tisse entre le spectateur et la projection cinématographique ? Rien, ou presque. À la suspension de la croyance se substituerait une vision totalisante et assurée. L’approche de l’auteur se veut à la fois consciente et cohérente. Comolli relie le système visuel de Daech à la pensée de son principal ennemi : comme Daech, l’idéologie du super-capitalisme occidental prône la suppression du cadre. Sans cache ni écart, plus de lien, et sans hors-champ, plus de champ. Il reste alors le néant d’un regard qui, privé de l’Autre, se voit retirer sa réflexivité essentielle. Pris en étau entre la figuration infâme et l’absolu scénographique, le spectateur regarde sans comprendre, assiste au spectacle de la mort sans possibilité de voir autrement.
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La décollation des victimes prend alors un autre sens. La tête détachée, c’est le lien rompu, la fin du dialogue au profit d’un discours sourd et aveugle. La résistance doit passer par la confrontation avec les autres films. Au détour d’un travelling de Mizoguchi, Comolli montre en quoi la mort dissimulée est plus éloquente que le massacre filmé de face. Plutôt que de viser le contenu (et quel contenu, d’ailleurs, pourrait soutenir une telle bêtise ?), l’auteur privilégie le rapport de forces, et d’abord, la confrontation des formes. Autant dire que face à la pulsion transgressive qui imprègne les plans de Salo de Pier Paolo Pasolini (1975), le cinéma de Daech paraît bien pâle, lisse, sans profondeur. On peut cependant regretter que Comolli fustige le cinéma hollywoodien contemporain sans vraiment nuancer son propos. Dans les gigantesques studios de la Mecque du cinéma, certains contrebandiers continuent de créer des Å“uvres intelligentes, novatrices, à même de contrecarrer l’hégémonie du visuel – Brian De Palma et Ridley Scott ont tous deux posé un regard intraitable et lucide sur les conflits du Moyen-Orient.
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À la menace de l’absolu, qui est aussi un terrorisme du présentisme, doit répondre l’héritage de la culture : un passé qui prépare l’avenir, une vision non pas formatée mais éduquée. De la France à la Syrie, les lumières continuent de briller. On les trouve, mais encore faut-il savoir ou vouloir les voir, par exemple, dans les films tournés par le collectif syrien Abounaddara. Leurs images à eux, comme celles de Pasolini ou de Tourneur (éclectisme cinéphile oblige) sont véritablement cadrées, à savoir porteuses d’une éthique qu’impose toute pratique artistique. Daech, le cinéma et la mort appartient à ces essais qui poussent à croire encore à la relativité du faux. Aux côtés de Serge Daney, Georges Didi-Huberman, Jacques Rancière, Paul Virilio ou de Gérard Wajcman, Jean-Louis Comolli adresse un message d’espoir, conscient et combatif, qui se donne et se comprend à travers la seule beauté des plans. Il faut oser prendre la parole, et la plume, accepter d’ouvrir son regard pour, enfin, voir vraiment. Quand le mouvement du cinéma rime avec la vie. En annexes, une série de documents permet d’en savoir plus sur le fonctionnement des studios de Daech ainsi que sur la situation audio-visuelle de la Syrie.
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- DAECH, LE CINÉMA ET LA MORT de Jean-Louis Comolli disponible à partir du 18 août 2016 aux Éditions Verdier.
- 128 pages.
- 13,50 €