Résumé : Les rapports de la philosophie aux écrans ont toujours été ambigus. D’un côté, elle a toujours accusé ceux-ci de ne pas nous faire voir ce qu’elle vise à nous faire connaître, de l’autre, elle a fini immanquablement par en chercher, de manière (trop) souvent inavouée, précisément pour nous faire voir, grâce à eux, au moins l’image de ce qu’elle vise à nous faire connaître. Au fond, c’est aussi sous un tel signe ambigu que les rapports de la philosophie au cinéma se sont développés en France au cours du XXe siècle, d’une part avec la précoce condamnation bergsonienne, de l’autre avec notamment les efforts de Sartre, Merleau-Ponty, Lyotard et Deleuze pour réhabiliter le cinéma et son écran. Mais que se passe-t-il si l’on considère que nos expériences des écrans ont traversé et ne cessent d’enregistrer des mutations profondes, qui ne peuvent qu’influencer non seulement nos manières de percevoir, de désirer, de connaître et de penser, mais aussi de faire de la philosophie? À de telles questions celle-ci ne peut désormais se soustraire, parce qu’elles demandent d’être interrogées, tout comme elles l’interrogent à leur tour.
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En 1930, dans ses Scènes de la vie moderne, Georges Duhamel décrivait le cinéma comme « un divertissement d’ilotes », avant de comparer ses spectateurs aux prisonniers consentants de la caverne de Platon. Quoique tardive, la critique de l’homme de lettres français reflète assez bien le consensus généralement établi dans les rapports entretenus par les sciences dites « sérieuses » et le cinéma. Si certains philosophes ont assez tôt manifesté un intérêt notable pour le nouveau médium (Henri Bergson et, à sa suite, Jean-Paul Sartre), il faut attendre l’après-guerre pour que celui-ci puisse être envisagé comme un sujet d’étude à part entière. Premier intérêt de l’essai de Mauro Carbone, professeur d’Esthétique à l’Université Jean Moulin Lyon 3 : offrir un panorama très développé de ce que Gilles Deleuze a un jour nommé la « philosophie-cinéma ». De Sartre à Lyothard en passant par Merleau-Ponty, l’auteur rappelle les spécificités de chaque pensée, souligne leurs ruptures et leurs continuités. Cette odyssée philosophique se veut synthétique mais n’hésite pas à approfondir certains concepts-clés (le désir lyothardien, les régimes de visibilité de Merleau-Ponty…). Cette première partie pose les bases de la seconde, et permet au lecteur d’apprivoiser de nombreux éléments essentiels. À la « philosophie-cinéma », Mauro Carbone propose donc sa « philosophie-écrans » et s’emploie dans un premier temps à re-contextualiser la représentation du motif. Partant de l’allégorie de la caverne évoquée par Platon dans sa République, Carbone rappelle les caractéristiques premières de cet interface devenu pour nous si familier. L’écran est celui qui montre tout en maintenant caché, une ambiguïté qui fonde la singularité de son dispositif. S’éloignant des principes du cadre pictural, l’écran ne suppose nul au-delà mais la possibilité d’une rencontre matérielle entre le spectateur et les images (et pourquoi pas d’une traversée comme nous l’a si bien prouvé Buster Keaton dans son Sherlock Junior en 1924).
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Mais si cela vaut pour l’écran de cinéma, qu’en est-il de ceux qui ont envahi notre quotidien (télévisions, tablettes et autres smartphones) ? L’un des nombreux intérêts de la Philosophie-écrans est d’éviter le geste habituel de la critique pour chercher à comprendre comment ces nouveaux écrans ont pu reprendre à leur compte le montré-caché propre à leur nature écranique. À la querelle des dispositifs, qui a depuis quelque temps divisé les théoriciens du cinéma, Carbone propose de s’intéresser aux particularités de ces nouveaux écrans sans pour autant forcer la comparaison avec le médium cinématographique. Ses études d’œuvres publiques telles que la publicité interactive de « Forever 21 » projetée sur Time Square en 2010, ou le spot commandité par le CSA en 2011, montrant un enfant littéralement prisonnier des écrans, permettent d’affirmer une continuité pas toujours admise par le public. Voir et ne pas voir en même temps suppose en effet une limite à l’interactivité totale, souvent promise par l’avènement de l’électronique puis du numérique.
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Un phénomène d’ampleur politique et sociale comme le montre bien Carbone dans son analyse du phénomène du 11 septembre 2001. La principale qualité de cet essai réside dans sa clarté. L’ouvrage s’adresse à tous : philosophes-cinéphiles bien sûr, mais aussi profanes qui n’auront aucun mal à suivre la pensée de l’auteur. À l’instar de Clément Rosset, Mauro Carbone illustre ses réflexions à partir d’exemples concrets tirés de films (Zéro de conduite de Jean Vigo ; Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock). Cette volonté de revenir sans cesse à son objet permet d’éviter les écarts et les digressions. Le grand référencement dont profite cette Philosophie-écrans (index des noms à l’appui) permet en outre d’orienter le lecteur vers d’autres lectures. Il s’agit donc bien d’un partage de connaissances qui rend ce parcours si instructif et essentiel, permettant de mieux comprendre, mais aussi de mieux réfléchir, les écrans qui font aujourd’hui partie intégrante de notre quotidien.
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- PHILOSOPHIE-ÉCRANS – Du cinéma à la révolution numérique par Mauro Carbone disponible en Librairie Philosophique aux éditions Vrin, Collection « Matière Étrangère » depuis décembre 2016.
- 180 pages
- 19 €