Synopsis : Henry Van Cleve, un riche américain d’une soixantaine d’années, vient de mourir. Arrivé au purgatoire, il doit expliquer et justifier sa turbulente existence au gardien de l’Enfer. En effet, malgré un mariage heureux avec la charmante Martha, Henry n’a jamais pu résister à aucune jolie femme…
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La notion de film testament, qualité que l’on attribue parfois à la dernière réalisation d’un grand cinéaste, est à manier avec précaution. D’abord parce que ledit cinéaste ne savait pas nécessairement qu’il s’agissait de son dernier film. Ensuite parce que la tentation de voir dans un dernier film le résumé ou l’apogée d’une carrière peut aisément biaiser la lecture que l’on en fait. Ceci étant dit, la notion de film testament semble pouvoir s’appliquer au Ciel peut attendre, chef-d’œuvre de Ernst Lubitsch qui ressort sur nos écrans, distribué par Splendor Films. Il sera suivi le mois prochain par la ressortie d’une autre merveille du maître incontesté de la comédie, Sérénade à trois. La question du film testament semble se régler d’elle-même en ce qui concerne Le Ciel peut attendre en ceci qu’il n’est pas le dernier opus de son auteur. Des trois films que Lubitsch a tourné après 1943 cependant, il convient de préciser que deux d’entre eux ont été terminés par Otto Preminger : Scandale à la cour après que Lubitsch fut tombé malade, et La Dame au manteau d’Hermine après qu’il fut passé de vie à trépas. Quant à La Folle ingénue, s’il constitue incontestablement l’un des hauts faits de la carrière du réalisateur allemand, il est traversé par une noirceur qui affleure jusque dans les scènes les plus légères et témoignerait plutôt, si l’on se hasardait à une interprétation d’ordre psychologique, du désarroi de Lubitsch face aux horreurs qu’ont révélées aux yeux du monde la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais revenons au Ciel peut attendre, qui n’est donc pas la dernière œuvre de Lubitsch. Et pourtant. Quelque chose dans cette histoire d’un homme qui se présente après sa mort aux portes de l’enfer pour y prendre ses derniers quartiers –ne concevant pas qu’il puisse être destiné à une plus favorable destination– résonne sinon comme une profession de foi, au moins comme l’expression la plus juste et la plus parfaite de la vision du monde que n’a cessé de nous donner à voir le metteur en scène au cours de sa longue carrière.
Quand Henry Van Cleve (Don Ameche) se présente devant le diable au jour de sa mort, ce dernier lui demande de faire le récit de son existence avant de le condamner à la géhenne. Ainsi se déroule le film qui, au gré des souvenirs des anniversaires successifs du héros, dévoile les secrets d’une existence frivole, entièrement consacrée au plaisir. Le plaisir est sans nul doute le maître-mot du cinéma lubitschien. Plaisir des spectateurs bien sûr, devant les comédies les plus drôles et les plus sophistiquées qu’aient jamais produit Hollywood, mais aussi plaisir des personnages, qui ne sont le plus souvent guidés que par lui. Henry van Cleve en est un exemple parfait. Indifférent aux règles sociales, il se saoule, adolescent, avec sa femme de chambre française ; il convole avec la fiancée de son cousin le jour de la présentation des familles ; il considère avec la plus grande légèreté le serment de fidélité conjugale.
Pour autant, le cinéma de Lubitsch n’a rien d’amoral. C’est au contraire une morale du plaisir qu’il construit film à film à travers ces jouisseurs qu’il affectionne tant. La preuve en est : ce n’est rien moins que le jugement de Dieu (en l’occurrence du Diable) qu’il sollicite ici pour justifier de la moralité d’Henry Van Cleve. Car le plaisir des héros de Lubitsch ne prospère jamais au dépend de personnages secondaires qui ne seraient en l’espèce que de simples faire-valoir, bien au contraire. Sa devise, devenue fameuse, qui veut que « l’homme le plus digne du monde soit ridicule au moins deux fois par jour », dévoile ici sa généreuse réversibilité : l’homme le plus ridicule du monde semble lui-même être d’une grande dignité au moins deux fois par jour. Et des personnages ridicules, Le Ciel peut attendre n’en manque pas. Il en est pour ainsi dire truffé. Des parents idolâtres au cousin conformiste, de la belle famille péquenaude à l’épouvantable cantatrice de salon, nombreuses sont les figures qui entre des mains moins délicates seraient plus ou moins humiliées pour les besoins de la cause.
La célèbre Lubitsch Touch, que nul n’est jamais parvenu à proprement définir, on la perçoit notamment dans ces scènes, dont la pudeur n’a d’égal que l’élégance, où les personnages secondaires un peu balourds expriment toutes leurs grandeurs, dévoilent d’une parole, d’un geste, la noblesse de leur caractère. C’est le cas ici dans l’une des séquences les plus sublimes jamais tournée par Ernst Lubitsch, celle dans laquelle Don Ameche va chercher sa femme (interprétée par la superbe Gene Tierney) chez ses parents, dans le Kansas. D’une drôlerie extrême, elle est tout aussi émouvante. Le cousin un peu rigide s’avère un romantique magnifique, les parents grincheux et râleurs se révèlent plus aptes encore à l’amour et au pardon qu’à la grognerie. Le tout étant mis en scène sans pathos, sans que l’accent ne soit importunément mis sur la révélation. Lubitsch ne rachète pas ses personnages, il nous les découvre.
Cette séquence primordiale l’est aussi dans la structure du film dont elle constitue le pivot. Si la première heure du Ciel est peut attendre est proprement hilarante, son dernier tiers se teinte de mélancolie. L’éclat de rire se fait simple sourire, et la succession des moments de bonheur cèdent la place à la nostalgie. Face à la vieillesse, la quête de la jouissance prend à l’occasion des tournures proprement pathétiques. Pour autant, aucune amertume ne sourd de ces moments délicats où le Don Juan sur le retour fait l’expérience du vieillissement. Le film prend simplement le rythme de son personnage, l’accompagnant de sa compassion jusqu’à sa dernière destination. Qu’il soit ou non un film testament, Le Ciel peut attendre était en tout cas considéré par Lubitsch lui-même comme l’une de ses meilleurs œuvres (avec Rendez-vous et après Haute Pègre). On sait gré à Splendor Films de nous offrir l’occasion de le revoir sur grand écran, en 4K et Technicolor, dont l’utilisation brillante avait valu à Lubitsch les félicitations de David Wark Griffith himself, autant dire les éloges de César.
- LE CIEL PEUT ATTENDRE (Heaven Can Wait)
- Ressortie salles : 31 janvier 2018
- Version restaurée 4K
- Réalisation : Ernst Lubitsch
- Avec : Gene Tierney, Don Ameche, Charles Coburn, Eugene Pallette, Marjorie Main, Spring Byington, Allyn Joslyn, Laird Cregar…
- Scénario : Samson Raphaelson, d’après Anniversaires, une pièce de Laszlo Bus-Fekete
- Production : Ernst Lubitsch
- Photographie : Edward Cronjager
- Montage : Dorothy Spencer
- Décors : James Basevi, Leland Fuller, Thomas Little
- Costumes : René Hubert
- Musique : Alfred Newman
- Distribution : Splendor Films
- Durée : 1h52
- Sortie initiale : 11 août 1943 (États-Unis) – 28 août 1946 (France)