Synopsis : Aydin, comédien à la retraite, tient un petit hôtel en Anatolie centrale avec sa jeune épouse Nihal, dont il s’est éloigné sentimentalement, et sa sœur Necla qui souffre encore de son récent divorce. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge mais aussi le théâtre de leurs déchirements…
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C’est Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan qui s’est vu remettre la Palme d’or en mai dernier. Le cinéaste turc n’est pas étranger aux faveurs cannoises comme l’attestent les Grands Prix pour Uzak en 2003 et Il était une fois en Anatolie en 2011. Reste que derrière la série de trophées jusqu’à la récompense suprême, c’est la densité intrinsèque de Winter Sleep qui devrait davantage retenir l’attention. Ces 3h15 au beau milieu de l’Anatolie peuvent déconcerter davantage par leur exposition que par leur durée. Assez vite, Ceylan filme au plus près ses personnages pour mieux scruter chaque réaction, sentiment et regard. Aydin, ancien comédien et homme cultivé, dirige un hôtel avec sa jeune épouse Nihal et sa sœur Necla. Assez vite, le décor aride et imposant qui les entoure se resserre autour de leurs relations qui vont se déliter – a priori – sous nos yeux. Les dialogues vont évidemment abonder, riches et éloquents, parfois descriptifs mais jamais fortuits. Cette profusion de mots associée à la longueur de certaines séquences inquiète d’abord… avant de nous rallier à la cause une fois le rideau baissé de ce théâtre intimiste. Car plus le récit avance, plus cette progression en une unité réduite de temps – l’intrigue se déroule sur quelques jours – va servir ce grand film sur la durée. Ce maudit temps irréversible que l’on ne peut rattraper pour contrer les erreurs et réaliser ses rêves au lieu de les penser.
Peu à peu, la distance entre ce cercle d’individus et le spectateur se réduit elle aussi. Au départ pourtant, on se contente d’observer ce qui se passe sur l’écran, en raison du ‘retard’ sur ces événements. On débarque dans ce microcosme retiré du monde, au cœur d’un village dont tous les habitants se connaissent déjà, découvrant par étapes les personnalités et le passé de ce petit groupe. Nous voilà donc face à ces personnages dont seules les carapaces sont visibles. Aydin est un homme riche, respectable, sage et posé qui possède plusieurs boutiques et propriétés en ville et rédige le journal local, La Voix de la Steppe. Sa femme Nihal est jeune, belle, et dévouée. Sa sœur Necla semble également en bons termes avec lui, malgré des chamailleries fraternelles. D’abord amenés à percevoir leurs différents liens comme un client lambda de passage, nous voyons ensuite les masques tomber, troublants, car cette fissure ne passe pas par les visages. Du moins, pas tout de suite. Le ton monte mais l’éclat est laissé à la cruauté du verbe. Tout, du choix des mots aux expressions des comédiens remarquables, force le respect. Nuri Bilge Ceylan étire ces séquences de dispute comme bon lui semble, avec une maîtrise à couper le souffle.
L’introduction à cette valse des déchirements est donnée dans le premier acte par ce caillou jeté sur la voiture d’Aydin. Le fils d’un de ses locataires brise une vitre du véhicule sans que l’on en connaisse alors la raison. Un édifice d’échecs et de reproches à l’encontre d’Aydin va ensuite prendre forme. C’est Necla qui en pose la première pierre lors d’une discussion avec Nihal. Cette scène entre les deux femmes, après laquelle rien ne sera plus comme avant, peut gêner de prime abord. Annonçant la rupture (définitive ?) entre Necla et son frère quelques séquences plus tard, elle en diminuerait presque l’ampleur si elle n’avait pas elle-même une valeur symbolique. Malheureuse suite à son divorce car elle a raté sa vie, Necla n’est pas que cette sœur ingrate et aigrie envers Aydin, qui l’a accueillie. Brisée et fragile avant d’être cette « langue de vipère » qui crache sur son propre sang, elle se découvre à l’inverse de son frère. Aydin est d’abord montré comme un homme honnête et de convictions, avant d’être vu pour ce qu’il est : un monstre d’égoïsme et de mépris. La scène fraternelle suscitée déchirante, étouffante et centrale permet de mieux saisir leurs diverses facettes. Très longue, et exploitée jusqu’au silence assourdissant succédant aux sarcasmes, elle éclaire le bilan que dressent Nihal et Necla sur Aydin.
Le maître des lieux, fort de sa richesse et de son éducation, se croyait au-dessus de tout. Il se sait supérieur dans sa parole à ses locataires qui se sont vus retirer une partie de leurs biens pour loyers impayés. La mise en scène de Ceylan illustre magistralement, par couches successives, le portrait de ce protagoniste complexe. Lorsqu’il reçoit son locataire Hamdi, Aydin est montré au premier plan et debout, ouvrant une fenêtre pour se mettre en lumière prétextant un besoin d’air. Hadmi, lui, impressionné et ‘coincé’ sur une chaise, est plongé dans l’ombre et au second plan. Voilà qui contraste avec l’accueil agrémenté de collations et de chaussons propres. Le lendemain de cette entrevue, Aydin est fier de pouvoir dire à Hamdi et à son neveu – devant s’excuser pour la vitre brisée – qu’il les a vus descendre la colline jusqu’à sa maison. Il en oublie l’essentiel : il n’est pas ce roi qui s’est imposé dans ce petit ‘‘royaume’’ que lui seul peut ouvrir au reste de l’univers. Il est resté cet aveugle au fond de sa caverne comme l’ignorant dans l’allégorie de Platon, incapable de voir qu’il écrase son entourage depuis des années.
D’aucuns verront en Winter Sleep une œuvre trop écrite et trop cadrée pour émouvoir. Tel serait le cas si Aydin n’opérait aucun changement, et si ces échanges conjugaux à la Ingmar Bergman ne venaient lui ouvrir les yeux une fois qu’il a épuisé cette faconde doublée d’autosuffisance. L’été de Nihal, malgré sa jeunesse et sa beauté « éternelle », s’est éteint à jamais. Le drame d’Aydin est pour lui de se réveiller trop tard de son ‘‘sommeil’’ à l’hiver de son existence. La mélancolie de la Sonate n°20 de Schubert, qui ouvre ou ponctue chaque chapitre de cette tranche de vie, contribue au constat qu’il était déjà trop tard lors de l’entrée en scène. Et les paysages enneigés sont semblables aux grains d’un sablier dont l’écoulement s’est achevé avant d’avoir pu tirer profit de l’intervalle imparti. En concluant sa représentation sur cette note désenchantée, Nuri Bilge Ceylan en confirme l’incroyable puissance. Qu’importe de savoir à qui devait revenir la Palme d’or, l’essentiel est d’avoir découvert une œuvre à la beauté amère contagieuse.
- WINTER SLEEP de Nuri Bilge Ceylan en salles le 6 août 2014.
- Casting : Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan, Serhat Mustafa Kılıç, Nejat İşler, Tamer Levent, Nadir Sarıbacak…
- Scénario et dialogues : Nuri Bilge Ceylan et Ebru Ceylan.
- Productrice : Zeynep Özbatur Atakan.
- Photographie : Gökhan Tiryaki.
- Décors et direction artistique: Gamze Kus.
- Montage : Nuri Bilge Ceylan, Bora Göksingöl.
- Distribution : Memento Films.
- Durée : 3h16
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