Résumé : Jean Eustache, réalisateur français, fait scandale au Festival de Cannes en 1973 avec son film La Maman et la Putain. Cinéaste particulier, surprenant et torturé, attachant et insupportable, capable de fulgurances mais aussi de disparaître au moment de tourner, il a réalisé une douzaine de films, tous empreints d’une singularité profonde et terriblement sensible, qui font de lui un personnage mythique du cinéma français. Assistant sur trois films – La Maman et la Putain, Mes petites amoureuses (1974) et le premier volet d’Une sale histoire (1977) –, Luc Béraud est devenu son ami. Dévoilant ce qui se cache derrière l’écran, depuis leurs discussions artistiques jusqu’aux détails techniques, de la délicate direction d’acteur jusqu’aux excès d’un cinéaste très impliqué, il guide le lecteur au cœur du travail de Jean Eustache et explore ce qu’il avait de plus secret et de plus sincère en apportant un témoignage inédit.
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Du 3 au 27 mai 2017 aura lieu à la Cinémathèque Française une rétrospective Jean Eustache. L’occasion de revoir ou de découvrir l’œuvre de l’un des plus grands cinéastes français, dont aucun film n’est à ce jour paru en DVD (les éditeurs n’ayant jamais trouvé d’accord avec Boris Eustache, l’ayant-droit de son père). La Cinémathèque a également organisé pour la circonstance une conférence de Philippe Azoury – qui publiera cette année un livre sur Eustache chez Capricci – et un dialogue avec Luc Béraud. Ce dernier, réalisateur méconnu, a été l’ami et le premier assistant d’Eustache, notamment sur ses deux films les plus importants, La Maman et la Putain et Mes petites amoureuses. C’est d’ailleurs à ce double titre d’ami et d’assistant que Béraud a publié en début d’année Au travail avec Eustache. Au titre d’assistant d’abord, puisque ce livre, justement sous-titré making of, est un journal de leur collaboration, que Béraud a écrit a posteriori, se basant sur ses souvenirs et sur quelques documents d’archives. Au titre d’ami ensuite, via les anecdotes passionnantes qu’il nous rapporte, c’est le portrait admiratif d’Eustache qu’il entreprend de brosser. La première réussite du livre est d’avoir su éviter les deux écueils majeurs d’un tel projet ; d’un coté l’accumulation désordonnée d’anecdotes non pertinentes, de l’autre le panégyrique sans nuances. Sur le premier point, Béraud est aidé par la nature même du cinéma d’Eustache, éminemment autobiographique. Chez le cinéaste en effet, la vie et le cinéma sont si intimement liés que chaque incident de tournage, chaque détail privé trouve sa résonance dans l’oeuvre en cours de création. De fait, il n’est pas indifférent de savoir que se retrouvent, dans la distribution de La Maman et la Putain, de nombreux protagonistes de la vie privée d’Eustache. C’est par exemple son authentique « vieil amour merdique », Françoise Lebrun, qui joue le rôle de Veronika, la nouvelle conquête d’Alexandre, l’alter-ego de l’auteur. Cette précision permet de prendre conscience de la violence du travail de reconstitution d’Eustache. Surtout quand on s’avise que la scène si frappante où Alexandre raconte à sa nouvelle maîtresse la débâcle de son ancien amour est aussi une scène quasi-documentaire dans laquelle le cinéaste filme son ancienne compagne pendant qu’il lui fait savoir tout ce qu’il a souffert par sa faute. La violence de cette collision/collusion entre réalité et fiction atteint son paroxysme lorsque Catherine Garnier, compagne d’Eustache (incarnée à l’écran par Bernadette Lafont) et costumière de l’équipe, se suicide quelques jours après la vision du premier montage, en laissant cette note sibylline : « Le film est sublime, laissez-le comme il est. » La Maman et la Putain lui est dédié.
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Ceci dit, le récit de Béraud n’est pas, loin s’en faut, un grand déballage d’indiscrétions. Il met au contraire beaucoup de pudeur à révéler ces secrets de fabrication, donnant une idée de l’intensité émotionnelle du tournage qui se retrouve, intacte, dans le film. De la même façon, il ne confond pas non plus l’admiration et la complaisance. Si Béraud met un point d’honneur à toujours défendre son ami, il ne le fait pas en passant sous silence sa part d’ombre. Il nous donne à voir aussi bien le camarade attentionné, l’homme timide et touchant, que le créateur torturé, caractériel, jamais loin de saborder son œuvre et d’abandonner son équipe. La limite n’est jamais nette chez Eustache entre perfectionnisme et auto-destruction. Sa façon de répéter « si c’est comme ça, on arrête le film ! » à la moindre contrariété témoigne autant d’une saine intransigeance que d’un secret désir de tout envoyer valser. Ses tournages, nous dit Béraud, étaient aussi éprouvants qu’excitants, et chacun y avait toujours à l’esprit, même dans les moments les plus délicats, qu’il participait à l’élaboration d’une œuvre rare. Cette œuvre d’ailleurs, et c’est là l’autre atout du livre, on la retrouve, on la revoit à chaque page. Pour quiconque a vu et revu les films ici discutés, c’est un grand plaisir de les revoir défiler dans sa mémoire à mesure que Béraud évoque le tournage de telle ou telle scène. L’évocation de l’appartement d’Eustache, des quais ensoleillés de Narbonne, ressuscite dans l’esprit les mille impressions que suscitèrent la découverte de ces films, qui constitua pour beaucoup de cinéphiles un véritable choc esthétique.
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Les anecdotes de tournage, d’importances diverses, sont aussi l’occasion de porter un regard nouveau sur certaines scènes. S’il est simplement amusant d’apprendre que la première figurante de La Maman et la Putain est une simple passante attrapée dans la rue le jour du tournage, il est en revanche bien plus intéressant de savoir comment s’est tournée la scène de la communion dans Mes petites amoureuses, quand Martin Loeb presse son corps contre celui de la communiante qui le précède. Les parents de la jeune comédienne faisant figuration sur les bancs de l’église, Eustache, par pudeur ou manque d’audace, a renoncé au caractère très sexuel des gestes que devait faire son personnage principal. Mais ce ne fut que pour mieux en restituer la nature, au montage, par une voix-off beaucoup plus crue. Béraud insiste enfin sur des saynètes, de simples silhouettes de quelques secondes qui peuvent échapper à la première vision, et qui font à ses yeux tout le prix du cinéma d’Eustache. Il fait engager la maîtresse de Dennis Hopper et la fait voyager du Nouveau-Mexique à Narbonne pour un rôle muet de quelques secondes ou cherche pendant des jours et des jours la figurante qui passera devant le bistrot en mobylette et dont le vent soulève la robe – laissant voir sa petite culotte jaune. Des détails dans des scènes qui ne sont que la reproduction la plus fidèle possible d’un moment vécu, et qui, par accumulation, donnent aux films d’Eustache leur réalisme si saisissant. En somme, comme tout bon livre de cinéma, Au travail avec Eustache donne envie de revoir, encore une fois, ces films dont l’importance ne s’émoussera jamais.
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- AU TRAVAIL AVEC EUSTACHE (making of) de Luc Béraud disponible aux éditions Institut Lumière / Actes Sud depuis le 18 janvier 2017.
- 272 pages
- 23€