À l’occasion de la sortie de The Florida Project ce 20 décembre, nous avons rencontré son réalisateur Sean Baker. Nommé à Sundance en 2015 pour Tangerine, tourné sur iPhone, il revient aujourd’hui avec un film qui dénonce, par le prisme de l’enfance, la situation précaire de nombreux foyers américains, contraints de vivre dans des motels au bord de route.
CineChronicle : Chacun de vos films s’ouvre sur un élément de couleur. Y a-t-il une signification particulière ?
Sean Baker : Non c’est quelque chose qui a commencé avec Starlet et que j’ai continué à faire sur les suivants. J’ai toujours aimé les génériques d’ouverture, il y a quelque chose de traditionnel, c’est comme un rideau qui s’ouvre. J’aime l’idée d’avoir mon texte sur un fond coloré et qu’il se révèle un élément du monde que l’on va découvrir dans le film. Avec Starlet, on se rend compte qu’il s’agit de son mur. Pour Tangerine, le spectateur comprend qu’il s’agit de la table autour de laquelle les personnages sont assis. Et pour The Florida Project, les personnages sont contre le mur et le quittent tandis qu’il devient notre toile de fond. J’aime cela chez Woody Allen, il a vraiment une manière uniforme d’ouvrir ses films. Cela devient sa signature, un style, à l’instar de John Carpenter.
CC : Bria Vinaite (Halley, la mère de Moonee) a été castée sur Instagram. Que trouvez-vous d’intéressant dans ces nouveaux visages ?
SB : Je pense que cela aide le spectateur à ne pas trop se projeter sur le personnage. Mes films sont faits de personnages qui luttent et traversent des choses assez compliquées. J’ai la sensation que mettre une célébrité dans ce type de rôle reviendrait à déconcentrer le spectateur. De plus, il me semblerait un peu étrange de faire jouer une pop-star dans ce genre de film quand on sait que certains possèdent leur propre avion privé (rires). Bien sûr, Bria pourrait probablement faire cela aussi un jour. Mais j’ai la conviction que pour ce type de personnage, nous avons besoin de quelqu’un dont on ne sait rien encore. Spike Lee l’a fait pendant longtemps. Il avait une tête d’affiche mais il l’entourait de plusieurs nouveaux visages et je trouve cela très excitant car j’adore découvrir de nouvelles personnes. J’ai vu récemment l’affiche d’une nouvelle production qui mettait en avant son casting avec six stars et c’était tout. Qu’est-ce que cela apporte ? Effectivement vous aurez de bons acteurs et cela sera divertissant mais il n’y a rien d’excitant.
CC : Willem Dafoe est en revanche connu du public. Était-il votre premier choix ?
SB : Plus ou moins, car nous avions une liste de noms dont il faisait partie et nous pensions à lui. Il était très intéressé par le projet. Comment aurais-je pu dire non ? Il avait vu mes précédents films. Peut-être pensait-il que ce film allait être aussi tourné sur iPhone (rires), mais il était vraiment motivé à l’idée de travailler avec moi. Je suis donc allé à New York pour le rencontrer et dès le début, alors que nous prenions un café, nous étions sur la même longueur d’onde. J’ai senti qu’il prendrait le temps de s’approprier le rôle, qu’il ferait ses devoirs, qu’il deviendrait Bobby. Il était excité. C’est ce que vous attendez d’un acteur ; qu’il ait cette passion. C’est lui qui a choisi ses propres accessoires comme les lunettes qu’il porte dans le film. Il a participé et beaucoup d’éléments du personnage résultent de ses choix.
CC : Votre travail peut être qualifié de Ken loachien. Les personnages sont souvent en lutte et certaines scènes résultent de vraies rencontres que vous avez faites. En cela The Florida Project apparaît comme une sorte de documentaire. Est-ce voulu?
SB : Mes films viennent de questionnements existentiels. Les éléments qu’on y trouve ne sont pas préfabriqués, ils viennent du monde réel. Donc je pense que c’est cela que les gens appellent « l’esthétique documentaire ». Ils se réfèrent au fait que je réalise des films inspirés de faits réels. L’utilisation de nouveaux visages, de tournages réalisés dans les vrais lieux aident à cela. Je crois que j’utilise mes techniques documentaires pour réaliser de la fiction mais ce n’est pas volontaire, c’est simplement mon style. C’est un style visuel qui dupe le public et augmente la sensation d’assister au réel. Vous pouvez faire cela grâce à une caméra à l’épaule, vous pouvez également ne jamais permettre au spectateur de savoir où est la source de lumière, l’éclairage plateau n’est pas évident et l’on privilégie le practical lighting (procédé au moyen duquel la source de lumière vient d’un élément dans le plan, ndlr). Je pense que c’est un style qui a pour objectif de faire entrer plus vite le spectateur dans l’univers. Le but ultime étant de mettre la lumière sur un sujet de manière à interroger les gens et à les faire réagir. Donc en utilisant le style documentaire, on engage le public et on le mène à l’action.
CC : Est-ce une manière d’enseigner quelque chose au gens ?
SB : Je le pense. Pour ce film, j’ai tout appris de mon sujet en faisant des recherches. J’ai appris tellement en le réalisant. J’ai toujours pensé que je ne savais rien de la situation de ces « sans-abris cachés » (catégorie de personnes sans domicile fixe non comptées dans les statistiques américaines sur les sans-abris, ndlr) et je suis sûr qu’il en est de même pour la plupart de gens. C’est donc ma manière de porter l’attention à ce problème.Â
CC : Quelles sont vos principales influences dans les anciennes et nouvelles générations ?
SB : Ken Loach, que vous avez mentionné plus tôt a été une grande source d’inspiration. Le British Social Realism a eu également son influence au travers de réalisateur comme Mike Leigh ou Alan Clarke. Mais pour The Florida Project, mon influence principale a été celle de The Little Rascals (Les Petites Canailles en France). J’ai toujours pensé que cette série avait eu une portée universelle et qu’elle avait eu un impact global mais cela concernait surtout les États-Unis. En Amérique, bien que la série ait été réalisée des années avant, elle tournait en boucle à la télévision durant les années 80. C’est l’influence principale pour mon film, de leur manière de dépeindre l’enfance à l’interprétation de ces enfants qui était très complexe. Je pense que le mouvement du Dogme 95 de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg a également eu une influence majeure. Grace à lui, j’ai compris que je pouvais tourner sur mini DV et être pris au sérieux. J’ai donc co-réalisé Take Out (2004) avec Shih-Ching Tsou qui l’a produit et ce fut vraiment une super expérience. C’était un film politique et d’une certaine manière cela m’a dirigé vers ce que je fais actuellement. Pour The Florida Project, j’ai vraiment été frappé par l’influence des réseaux sociaux. Je ne pensais pas qu’ils pouvaient influencer autant, qu’il s’agisse de Vine ou YouTube.
CC : Effectivement, l’influence d’Internet est très présente dans votre film notamment avec cette photo de Moonee prise par sa mère devant une maison en feu et qui rappelle un célèbre cliché de la toile (voir photo)
SB : Vous savez ce qui est drôle ? C’est que je ne connaissais pas du tout cette photo. Maintenant oui, car tout le monde me la montre. Cette scène n’était pas écrite, nous étions là , filmant d’une manière très documentaire et nous avions juste écrit que Bria prenait une photo. Et puis Brooklyn a fait l’exacte grimace que vous voyez dans le film. Bria m’a aussitôt appelé et nous avons créé un moment dans le moment. Mais tout était improvisé.
CC : Il y a de plus en plus de réalisateurs multitâches dans la jeune génération. Ils montent leurs propres films, à l’instar de Xavier Dolan qui a déclaré que le montage de ses films était une réécriture.
SB : Oh vraiment ? Je devrais en lire davantage à ce propos car c’est exactement la manière dont je vois la chose.
CC : Oui, il a déclaré qu’il avait une idée du sujet mais que cela devenait autre chose une fois dans la salle de montage.
SB : C’est exactement ce que je fais. Nous avons déjà échangé par message mais je devrais l’entretenir là -dessus ! Car c’est ce qui est arrivé avec The Florida Project. Nous avons filmé d’une manière qui laissait possible la modification des scènes, pour pouvoir les remanier si besoin. C’est ce que nous avons fait avec la scène où le couple de touristes brésiliens arrive dans le motel. Dans le script, cette scène n’arrivait qu’au bout d’une heure mais elle avait besoin d’arriver beaucoup plus tôt. Ce couple représente en un sens le spectateur qui ne comprend pas et est extérieur. Un château magique ? Un royaume magique ? Et ce n’est qu’après 25 minutes que l’on peut se couler dans la peau des touristes et donc du spectateur.
Camille Carlier en collaboration avec Edna El Mouden
>> Notre critique du film à Cannes <<
- THE FLORIDA PROJECT
- Sorties salles : 20 décembre 2017
- Réalisation : Sean BakerÂ
- Avec : Willem Dafoe, Macon Blair, Bria Vinaite, Brooklynn Prince, Valeria Cotto, Karren Karagulian…
- Scénario : Sean Baker, Chris Bergoch
- Production : Sean Baker, Chris Bergoch, Alex Saks, Kevin Chinoy, Francesca Silvestri, Shih-Ching Tsou…
- Photographie : Alexis Zabe
- Montage : Sean Baker
- Décors : Stephonik Youth
- Distribution : Le Pacte
- Durée : 1h55