Carlo Mirabella-Davis signe ici son premier long métrage de fiction, avec Haley Bennett dans la peau d’une jeune femme atteinte du Pica, un trouble comportemental qui la pousse à avaler des objets. Rencontre avec le réalisateur américain qui aborde, dans un savant cocktail entre thriller, satire et drame, la difficulté de s’affirmer et d’affronter ses angoisses par le prisme du refoulement et du trauma.
CineChronicle : Comment vous est venue l’idée de faire un film sur ce sujet ?
Carlo Mirabella-Davis : Le film s’inspire de ma grand-mère, une femme au foyer des années 1950, dans un mariage non heureux. Elle a développé des « rituels » de contrôle, elle se lavait frénétiquement les mains, en vidant jusqu’à 12 bouteilles d’alcool ménager par semaine. Je pense qu’elle cherchait à mettre de l’ordre dans sa vie, qu’elle se sentait de plus en plus impuissante. Mon grand-père l’a mise dans un établissement psychiatrique où elle a reçu une série d’électrochocs et une lobotomie contre sa volonté. J’ai toujours eu l’impression qu’il y avait quelque chose de punitif, qu’elle était punie pour ne pas correspondre aux attentes, de ce qu’on estimait qu’une femme ou qu’une mère devrait être. Je voulais faire un film à ce sujet, mais se laver les mains n’est pas très cinématographique. Je me souviens avoir vu des photos du contenu de l’estomac de quelqu’un atteint du Pica. Les objets étaient disposés sur la table, un peu comme du matériel archéologique. Et j’étais fasciné. Je voulais savoir ce qui attirait le patient vers ces artefacts. Cela semblait être mystique, comme une sainte communion.
CC : Avez-vous étudié les mécanismes psychiatriques à l’œuvre dans le Pica, ou dans le refoulement d’un traumatisme pour préparer le film ?
CMD : Oui, j’ai contacté l’experte mondial en Pica, le Docteur Rachel Bryant-Waugh, qui a lu notre script, et écrit une étude de cas sur Hunter comme si elle était l’une de ses patientes, ce qui était vraiment important pour moi. J’ai fait beaucoup de recherches et de lectures sur la psychologie et la répression des traumatismes. Je me suis aussi basé sur mes propres expériences. Mon espoir était de faire un film dont l’histoire serait universelle pour que les gens se disent « Je ne peux pas avaler une bille, mais je comprends l’anxiété. » Je voulais créer de l’empathie.
CC : Quel éclairage apporte-t-il sur les soins psychiatriques pour les femmes ? Car on s’aperçoit que la violence vient aussi du traitement…
CMD : Dans notre société, lorsque les gens ont ce genre de trouble, ils n’en parlent à personne. Surtout avec la dépression, car c’est très stigmatisé. Et les gens se disent : « Je ne veux pas avouer que je suis déprimé, je ne veux pas que mes collègues de travail s’inquiètent », donc souvent, ils s’isolent, et ils n’obtiennent pas l’aide dont ils ont besoin. C’est un gros problème dans notre société car la maladie mentale est tellement mal perçue. L’autre problème selon moi – mais je ne suis pas un spécialiste des troubles mentaux – est qu’il y a parfois, chez les proches de personnes en proie à une maladie mentale, cette idée de vouloir réparer rapidement, de « tuer les symptômes ». Bien souvent, les gens qui essaient d’aider font du mal et les médicaments peuvent être utiles. La solution est différente pour tout le monde, et je crois fermement à la thérapie, elle peut être efficace. Dans le cas de la dépression, c’est aussi l’occasion de questionner sa propre vie. C’est une chose que Swallow traduit et qui m’intrigue beaucoup : la compulsion est dangereuse, mais c’est à travers le Pica qu’Hunter entre en contact avec elle-même, apprend ce qu’elle ressent vraiment, se rebelle contre ce système qui la contrôle. Nous avons besoin de plus de sensibilité et d’écoute.
CC : Comment avez-vous choisi les objets qu’ingère Hunter ? Ont-ils une logique ?
CMD : Chacun des objets est censé représenter un souvenir émotionnel pour Hunter. Le premier objet, la bille, reflète la lumière, quelque chose de nostalgique. Comme elle, on éprouve ce sentiment de magie des premières découvertes, quand on pensait que les objets étaient vivants et avaient des pouvoirs. Les objets suivants sont beaucoup plus dangereux, c’est une rébellion, comme si Hunter essayait de récupérer son propre corps. Car une grande partie du film est centrée sur la question de savoir qui a le contrôle du corps des femmes. C’est sa façon de réclamer ses droits sur son corps. Chacun des objets a une texture, une illustration musicale que nous avons essayé de créer et qui reflète une humeur, une émotion différente. Cela reflète la progression psychologique d’Hunter car elle les garde. J’aime l’idée d’objets sacrés. Avec mon incroyable chef décoratrice, Erin Magill, nous avons vraiment cherché à obtenir ce résultat précis, tenté de pénétrer le détail des accessoires.
CC : Comment avez-vous choisi Haley Bennett pour interpréter Hunter ?
CMD : Nous avons eu tellement de chance qu’elle accepte. C’est une artiste, une interprète, et une collaboratrice incroyable. Je l’ai découvert dans La fille du train où elle a livré une très belle performance. Quand je l’ai rencontrée, il y a eu d’emblée une connexion, dans notre approche de l’art, et la vision du personnage. L’une des choses pour lesquelles Haley est talentueuse, ce sont les degrés d’émotion. Hunter se charge de masques multiples qu’elle quitte au gré du film. Il y a ce premier masque, reflétant la normalité, cette expression classique sur son visage, puis il y a le deuxième masque, sa douleur, son doute sous la surface. Et le troisième masque qui est comme son « vrai moi », son moi primitif, prêt à émerger. Haley peut vous montrer tous ces visages simultanément avec juste le toucher de ses cheveux, et le clignement de ses yeux. C’était passionnant de travailler avec elle. Comme elle était aussi productrice exécutive, on a eu beaucoup de temps pour explorer le script.
CC : Pourquoi le nom Hunter d’ailleurs ?
CMD : À l’école primaire, je me souviens avoir été très impressionné lorsque mon professeur a analysé le nom de Holden Caulfield dans L’Attrape-Coeurs. J’aime l’idée que Holden signifie aussi « tenir », contenir ses émotions. Je l’ai nommée « Hunter » car elle chasse spirituellement pour son « vrai moi », quelque chose de différent. J’aime l’idée de Hunter en quête d’elle-même.
CC : La question du consentement se révèle être au cœur du film. On s’aperçoit très vite qu’Hunter est manipulée, elle est là sans être vraiment présente. On la sort pour les dîners, on la touche… C’est à la fois ridicule et triste. Êtes-vous féministe ? La question du consentement est-elle importante pour vous ?
CMD : Je me considère vraiment comme un féministe et je suis convaincu qu’il s’agit d’un film féministe. J’ai grandi dans une famille de féministes et j’ai été élevé avec l’idée que le féminisme est pour tout le monde, car il s’agit d’égalité. L’une des expériences les plus importantes de ma vie remonte à ma vingtaine, j’essayais de m’identifier en tant que femme, j’avais l’habitude de porter d’autres vêtements et d’utiliser un nom différent. C’était incroyable de marcher dans la rue. Et ça m’a ouvert les yeux. Quand on est élevé comme un homme, on ne voit pas toujours à quel point le sexisme est partout. À quel point c’est systémique dans notre société. Si vous êtes un homme, et que vous vous considérez comme tel, vous pouvez avoir le choix de penser au sexisme ou non. Les femmes doivent y penser tous les jours. Hélas, en Amérique, il y a ce retour de la droite patriarcale. J’ai entendu certains soutenir que « Le féminisme n’est plus nécessaire parce que le sexisme n’existe plus. » (rires), ils nous disent « Vous n’avez plus à vous battre, alors abandonnez ! ». Beaucoup d’activistes incroyables luttent contre cela. Swallow aborde ces questions. Les gens supposent qu’Hunter est en accord avec ce qu’il se passe autour d’elle car ils la contrôlent. Le film est un éveil progressif, qui l’amène à se dire : « Je ne suis pas d’accord avec ça, ce n’est pas comme ça que je veux être traitée ». Et le pica est ce catalyseur qui lui permet de relier ses sentiments à ce qu’il se passe réellement, et se rebeller contre ce système qui l’oppresse.
CC : Il y a un rapport très fort entre le fait que Hunter soit prise pour un objet de décoration qu’on déplace. On en voit l’origine lorsque sa mère l’appelle « doll », et le fait qu’elle en ingère…
CMD : Effectivement, sa mère l’appelle sa « poupée ». L’ingestion représente le fait qu’elle prend le contrôle de son corps mais aussi l’idée d’avaler nos émotions, de les réprimer, de refouler ce que l’on ressent vraiment. Son entourage lui répète « Tu devrais être heureuse, c’est ce que tu veux, c’est ce dont tu as besoin… », alors que son inconscient lui crie « Non, je ne suis pas à l’aise, ce n’est pas là où je dois être ! ». Elle réprime ses émotions, mais elles se manifestent quand même sous la forme de cette compulsion.
CC : Que pensez-vous du fait que la majorité des films sur l’automutilation, le rapport au corps et au contrôle de celui-ci mettent principalement en scène des femmes ?
CMD : Je m’intéresse aux attentes de la société à l’égard du genre. Et le film en parle beaucoup de la façon dont la société nous montre du doigt en affirmant « voici ce que vous devriez être ». Les hommes essaient d’être le mâle alpha, ce que les gens attendent d’eux. Les troubles de l’alimentation et les compulsions peuvent toucher n’importe qui. Mais beaucoup de ces angoisses et de ces compulsions surviennent souvent quand le contrôle nous échappe, ou quand vous avez été opprimé d’une façon ou d’une autre. Historiquement, les femmes ont été plus contrôlées, plus souvent opprimées psychologiquement, émotionnellement. Les compulsifs essaient de trouver une forme de contrôle sur les corps d’une façon ou d’une autre. Les personnes qui se coupent regardent aussi la cicatrisation, le sang, pour connaître leur corps et se dire que leur esprit peut aussi survivre à toutes les situations. Ces faits sont probablement liés.
CC : Swallow tend vers l’horreur et même le gore, une façon assez radicale d’aborder le féminisme. Le genre est-il un bon moyen d’en parler ?
CMD : Le film est un mélange. L’horreur psychologique rencontre la comédie et le drame domestique. L’horreur, surtout celle liée au corps, a le pouvoir de créer de l’empathie, car nous vivons souvent des moments d’anxiété et de peur dans nos vies. Au cinéma, vous abordez l’approche sous un angle nouveau à l’écran, ce qui peut vous amener à penser « ok, je peux prendre le contrôle de ma vie ». Les films d’horreur peuvent être vraiment habilitants. J’espère que Swallow est une expérience émotionnelle, un de ces films qui font que les gens se sentent plus en capacité d’agir et ressentent de l’empathie.
CC : Dès les premières scènes, l’accent est mis sur le toucher, le détail de la nourriture, puis sur les sons accentués. C’est très organique, et même le seul aspect vraiment vivant dans l’ambiance comprimée du film. D’où vient ce choix artistique ?
CMD : Avec mon ingénieur du son, nous avons passé beaucoup de temps à enregistrer toutes sortes de sons. Les effets sonores ont été faits par couches. L’objectif était d’offrir une sensation très tactile, axée sur les textures, et la façon dont les choses se ressentent. Nous avons donc tenté de créer une sorte de réalité amplifiée. Même avant qu’Hunter ne se mette à avaler des objets, nous écoutons les sons du monde dans lequel elle se trouve. Les textures, le vent… Je voulais que la maison soit entourée par les bois, et représente la conscience de l’esprit tandis que la forêt représente l’inconscient. Vous pouvez pressentir qu’Hunter fait partie de cette prison et qu’elle va s’en sortir.
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- SWALLOW de Carlo Mirabella-Davis, avec Haley Bennett.
- Dans les salles le 15 janvier 2020, distribué par UFO Distribution.