Deux ans après ‘Un Poison violent’, Katell Quillévéré continue son petit bonhomme de chemin avec un autre portrait de jeunesse et de famille. Second long-métrage présenté à la Semaine de la critique en mai dernier, Suzanne est une œuvre sensible et faussement simple, riche en petits riens et en chocs émotionnels. A l’occasion de sa sortie le 18 décembre prochain, CineChronicle a rencontré la réalisatrice et scénariste qui revient avec davantage de lucidité et de spontanéité sur son travail entre réalisme et romanesque, liberté et maîtrise, influences et désir de modernité.
CineChronicle : On dit parfois qu’un second long-métrage peut être plus difficile à réaliser qu’un premier lorsque celui-ci a marché. Cependant vous avez avoué avoir donné plus de place au hasard et avoir fait un film plus libre par rapport à Un Poison Violent. De quelle manière ?
Katell Quillévéré : Un premier film présente plus de difficultés économiques, c’est une première naissance au cinéma. Il se trouve en effet qu’Un Poison Violent a plu et a eu un succès d’estime. Mais il y avait trop de maîtrise et une partie de moi plus violente y avait moins surgi. Avec Suzanne, j’ai accepté de lâcher prise, de laisser les choses venir du dehors. Mais l’alchimie est toujours là entre l’arrivée du hasard et la maîtrise. Cet état de grâce, c’est ce que j’ai essayé de convoquer dans Suzanne, dans la scène où le couple s’embrasse dans la rue par exemple. Même si je voulais des incursions documentaires, avec le passage de personnes n’ayant pas conscience qu’ils sont filmés, on assiste d’abord au spectacle de deux amoureux. Et il se trouve que la veille de tourner cette séquence musicale, j’ai revu Les Demoiselles de Rochefort qui l’a inspirée. J’ai aussi pris le risque de faire découvrir un acteur en dirigeant Paul Amy, qui n’est pas du tout comédien à la base, dans le rôle de Julien. Pour faire un grand film, il faut savoir en effet prendre des risques. On devait croire à cette histoire d’amour et pour cela on a beaucoup travaillé en amont. Ce personnage devait lui-même faire la jonction esthétique entre la fiction et la part plus documentaire puisque je voulais introduire du réel, de la brutalité et de la fragilité.
CC : Vous semblez ici également signer un road movie à l’envers. On quitte l’héroïne quand elle s’enfuit et brille par son absence, et on la retrouve quand elle choisit de rester et d’assumer qui elle est vraiment.
KQ : Je m’autorise en effet à quitter le personnage principal sans qu’il y en ait vraiment un au début. On va passer par les autres pour la raconter elle. Dès le départ, il y avait ce désir d’un film romanesque, d’un biopic sur 25 ans. La question des coupes s’est imposée très vite car lorsqu’on n’est pas très connu, on ne peut pas arriver avec un film de 3 heures comme le fait Abdellatif Kechiche. L’ellipse allait donc devenir une force et la radicalité du récit allait passer par là. Elle s’est imposée comme une façon d’investir le spectateur. Quand on voit Suzanne enceinte puis, en une coupe, avec cet enfant de 3 ans, c’est violent et ce trou nous renvoie à tout ce qui a dû se passer entre-temps. J’ai aussi décidé que la cavale des amoureux dans un road movie avait été beaucoup vue au cinéma. Avec Tom Harari, mon chef opérateur, nous nous sommes surtout lancés plus de défis formels pour apporter au film son souffle lyrique. L’influence est davantage venue de la photographie, en particulier des coloristes américains des années 1960 qui ont révélé la couleur autrement, tels William Eggleston et Stephen Shore. Ce courant photographique présente un vrai intérêt pour la banalité du quotidien. Il a beaucoup nourri le film, notamment dans la scène de la cafétéria après la sortie de prison de Suzanne, avec ces points de vue en hauteur et ces plans très américains des stations services et du parking avec les camions. Une fois encore, il s’agissait d’un mélange de fiction et de réalité, qui a aussi caractérisé mon travail avec Virginie Montel. Costumière de métier, elle nous a guidé en tant que conseillère artistique, en nous faisant découvrir d’autres références comme Tom Wood et Lorca DiCorcia. Elle est aussi passionnée de photos que moi et pendant plusieurs semaines durant la préparation de Suzanne, nous avons collecté une sorte de bibliothèque. C’était notre charte esthétique, on consacrait ainsi une photo par décor et par personnage pour composer toute une imagerie, en pensant chaque porte en fonction des autres. Cet aspect est aussi coutumier dans le cinéma américain. Il fallait aussi que Suzanne ait un son très rock, d’où les chansons du groupe anglais Electrane.
CC : Vous évoquez les décors et les ellipses. Pourtant, c’est incroyable de constater que, contrairement à beaucoup de longs-métrages, le vôtre n’apparaît jamais surchargé en arrière-plans. On passe des années 80 à nos jours et pourtant on ne sent jamais les acteurs et leurs personnages avalés par un décor de reconstitution. Au contraire, le temps qui passe se lit davantage sur leurs expressions, leurs démarches.
KQ : Il y a eu un travail colossal à partir de chaque acteur et les interrogations sur ce que sera sa coupe de cheveux par exemple. Pour les vieillissements, j’ai essayé les prothèses mais elles fonctionnaient davantage sur François Damiens qui incarne Nicolas le père car il a un physique malléable. Pour Sarah Forestier, j’ai pris le parti qu’elle changerait différemment car il y a quelque chose d’immuable chez Suzanne. J’imaginais le personnage comme cela, sans âge. Et puis la reconstitution ne m’intéressait pas. Il fallait compter sur le ressenti, et l’imaginaire collectif autour de pleins de petits détails, comme le minitel et les vêtements. Je pars du principe qu’il ne faut pas s’intéresser directement à la reconstitution pour la réussir. Si vous choisissez d’intégrer une voiture des années 80, vous ne la trouverez que chez un collectionneur. Elle sera donc trop propre, moins authentique. Et même si j’avais en tête la forme de biopics musicaux comme Bird de Clint Eastwood ou Bound for Glory de Hal Hashby (1976), je souhaitais faire un biopic moderne pour traiter la question du destin qui me fascine, et celle du hasard qui surgit car on y était prédisposé.
CC : Pour en revenir à vos influences, vous dites regarder très souvent les films de Maurice Pialat. Suzanne présente justement une sphère familiale fusionnelle assez proche de celle d’A Nos Amours, sauf que sa progression est inversée. Dans le cas présent, c’est la fille qui part et revient.
KQ : On me parle souvent de Pialat en interview mais le mélodrame hollywoodien aussi m’inspire. On y retrouve l’oscillation de ce qu’est la vie avec ce mélange de grandes émotions contrastées. Un livre m’a d’ailleurs touchée et, quelque part, influencée : Je n’ai pas le droit à l’oubli de Jeanne Schneider, l’ex-compagne de Mesrine. Cette femme avait elle-même perdu sa mère très jeune et elle a eu le courage de quitter cet homme malgré sa soumission et l’influence de ce dernier dans sa vie.
CC : Si le film est chargé en drames, on n’assiste jamais vraiment à une asphyxie tragique, mais davantage aux nouveaux départs, aux renaissances qui s’ensuivent. Cette volonté de respiration s’est imposée dès le scénario ou plutôt au cours du tournage avec les comédiens ?
KQ : Les deux à la fois. J’ai avant tout voulu éviter la question de la causalité, comme l’enfance en tant que traumatisme. L’enfance est plus une matrice où se moduleraient ces relations pour laisser respirer la vie et la question de sa complexité. Le traumatisme de la mort de la mère a été digéré quand démarre le film, même si le manque se ressent. J’ai tourné des scènes plus paroxystiques car je savais que le film allait être lourd dramatiquement mais toutes ces scènes n’allaient pas fonctionner si je les poussais trop loin. Avec Sarah, François et Adèle Haenel qui joue Maria, la fille cadette, on est allés du très retenu au très expansif et, lors du montage, j’ai pu établir mes choix. La gestion de l’émotion est devenue primordiale et un grand défi comme pour Suzanne elle-même. C’est notamment pour cela que je voulais aller vers François Damiens car j’avais du désir dans son choix. Dans ses caméras cachées, il y a plus que du rire et je ressentais déjà une familiarité avec lui avant notre rencontre. Il a une sensibilité extraordinaire et Suzanne est arrivé au moment où il avait envie de participer à ce genre de film. Je savais aussi qu’Adèle saurait faire émerger la mélancolie derrière la légèreté et que Sarah, naturellement assez lumineuse pour rendre le film moins sombre, saurait apporter la pudeur et la maturité qu’exigeait son interprétation. Même si j’aime aller au cinéma pour avoir des émotions et me sentir vivante, j’ai essayé de contrebalancer par une forme de sobriété, et ce jusque dans le traitement des personnages, à l’instar de cette petite sœur qui se rend utile en tant que substitut maternel.
CC : Et même le personnage de Julien, sans doute le moins développé, échappe au cliché du délinquant. Il reste hors-la-loi dans le hors-champ et est montré presque uniquement comme étant l’amoureux de Suzanne.
KQ : Le fait d’être au-delà du jugement concerne tous les personnages, y compris Suzanne. Je me suis posée la question : « comment faire pour qu’on s’attache quand même à elle ? ». Je voulais mettre le spectateur face à cette situation d’aimer et de pouvoir dépasser les épreuves pour continuer à aimer. Cela vaut aussi pour sa relation aux personnages, car le cinéma sert également à se poser à côté de ce qui nous dérange.
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SUZANNE de Katell Quillévéré en salles le 18 décembre 2013 avec Sarah Forestier, François Damiens, Adèle Haenel et Paul Hamy.
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