Boyhood, actuellement à l’affiche française, confirme l’obsession de Richard Linklater pour le temps. Qu’il s’agisse de fictions en temps réel (Tape), ramenées à une unité-temps minimale (Slacker, Dazed and Confused, Before Sunset qui se déroulent sur une journée) ou au contraire s’étalant sur douze années dans le cas de Boyhood, le réalisateur a fait du temps sa spécialité. Retour sur un cinéma sculpté dans la durée.
Richard Linklater fait figure d’ovni dans le cinéma américain. A l’instar de Steven Soderbergh, le réalisateur texan est capable de produire des comédies grands publics comme Rock Academy, tout comme de s’illustrer dans le cinéma expérimental. Ses expériences, il les mène avec comme matériau favori le temps qui sculptait déjà sa très belle trilogie Before Sunrise – Before Sunset et BEFORE MIDNIGHT (notre critique).
Mais c’est avec BOYHOOD (notre critique), que ses obsessions trouvent leur point d’orgue. Pendant douze ans, à raison d’une semaine de tournage par an, il a filmé les mêmes acteurs sans autres indicateurs temporels que les traces visibles laissées par le passage de la vie sur les corps et les esprits. Pour Linklater, le temps n’est pas une contrainte avec laquelle il tente de conjuguer. Il ne se contente pas non plus de venir rythmer ses récits. Le temps est une matière première, voire même le personnage principal de ses films.
LE TEMPS COMME « MATIÈRE PREMIÈRE » DU CINÉMA
Depuis ses débuts à la réalisation, Richard Linklater offre au temps une place privilégiée dans son cinéma. Loin d’être une contrainte, il en est le moteur, cette essence quasi-magique qui donne l’impulsion à son récit. Dans une récente interview accordée à Télérama, il le définit d’ailleurs comme « la matière première du cinéma ». « Si le cinéma était de la sculpture, le temps serait de l’argile » poursuit-il. Dans BOYHOOD, tout comme dans la trilogie des Before, son obsession est la même : façonner son cinéma sur le long terme, capturer l’écoulement du temps au-delà de ce que le cinéma le permet habituellement. Filmer douze années d’une vie, d’une famille, sans indications explicites à l’écran ni même fondu au noir pour signifier le changement de période. Dans BOYHOOD, le temps est, comme dans la réalité, fluide et insaisissable. Bien qu’invisible, il n’en oublie pas de laisser son empreinte sur les personnages en même temps que sur les acteurs.
Le temps, comme acteur d’un apprentissage, en est également le sujet principal : apprendre à grandir, à se connaître, à vieillir, à être parents, mais aussi apprendre à accepter la vie dans ce qu’elle a de plus ordinaire. « J’aurais cru qu’il y aurait bien plus » s’effondre la mère de Mason, alors que le jeune homme quitte le nid familial. Et c’est justement dans ce que l’existence peut avoir d’ordinaire que Linklater va puiser. Pas de grands drames dans BOYHOOD, on y suit le quotidien d’une famille, soumise comme n’importe quelle autre au temps qui défile.
DE NOUVELLES TEMPORALITÉS À EXPÉRIMENTER
Richard Linklater a souvent pris le parti de l’unité-temps. Qu’il s’agisse de Dazed and Confused (Génération Rebelle) qui suit les aventures d’une bande d’étudiants le dernier jour de cours ou de Tape, dont l’action se déroule en temps réel comme dans une pièce de théâtre. Le temps y apparaît comme un concept particulièrement propice aux expériences cinématographiques.
Dans son premier long-métrage Slacker, présenté au Festival de Sundance en 1991, le jeune réalisateur se dévoile déjà comme un habile expérimentateur. Il y suit pendant une journée à Austin au Texas, une bande de jeunes glandeurs. Sa caméra est à l’image des « slackers » qu’il filme : elle erre dans les rues de la ville, passant d’une personne et d’une conversation à une autre. Pas d’intrigue, ni même de personnages principaux (aucun de ces jeunes n’est nommé), Linklater se contente de suivre ces paumés dans leur environnement pendant un temps limité, à savoir une journée.
Mais c’est sans doute avec la trilogie Before, qu’il passe un cap dans l’expérimentation de nouvelles temporalités au cinéma. En 1995, il réalise Before Sunrise, qui suit la rencontre amoureuse d’une étudiante française Céline (Julie Delpy) et d’un jeune américain Jesse (Ethan Hawke) à Vienne. Leur tête-à-tête sera fugace, ils auront un jour et une nuit pour apprendre à se connaître avant de devoir se quitter. Neuf ans ont passé pour les personnages, les acteurs et les spectateurs lorsque sort Before Sunset, qui permet enfin à Jesse et Céline de se retrouver à Paris, alors qu’ils ne se sont pas revus depuis leur escapade autrichienne. Nouveau saut dans le temps de neuf ans. Dans BEFORE MIDNIGHT, on apprend que Jesse et Céline ne se sont plus quittés depuis leurs retrouvailles parisiennes et qu’ils ont deux enfants. Ce nouvel (et dernier ?) épisode sera l’occasion pour Linklater de poser, non sans humour, cette question : l’amour peut-il résister à l’épreuve du temps ? Le réalisateur en profite ainsi pour questionner le temps tant sur la forme que sur le fond.
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ODE AU TEMPS QUI PASSE
Sa fascination pour le temps (la nôtre sans doute aussi) il l’exprime également pour le petit écran. Dans une web-série documentaire intitulée Up To Speed et réalisée en 2012 pour la chaîne Hulu, il filme dans plusieurs grandes villes américaines, un guide touristique qui se propose de revenir sur l’histoire méconnue de grands monuments. Et quelles meilleures traces visibles du temps qui passe que les édifices jalonnant une ville.
Quand Linklater n’est pas occupé à mettre au défi la durée filmique, il questionne le temps via les conversations qu’entretiennent les personnages. Il est un sujet récurrent de leurs discussions. Dans une scène de Waking Life (2001), rêverie philosophique animée, deux femmes discutent dans un café et l’une d’entre elle observe : « Tu prends une photo de toi bébé et tu te dis : « C’est moi. » Pour faire le lien entre cette image et ce que l’on est aujourd’hui, on va inventer une histoire : « C’est moi quand j’avais un an ; plus tard, j’ai eu les cheveux longs, puis nous avons déménagé à Riverdale et me voilà ! » Il faut une histoire, une fiction pour t’identifier au bébé de la photo, pour créer ton identité ». Son amie lui répond alors : « Comme toutes les cellules de l’organisme se régénèrent tous les sept ans, on aura été plusieurs fois quelqu’un de différent et intrinsèquement la même personne tout au long de notre vie ». Des réflexions qui ne sont pas sans rappeler l’objet même de BOYHOOD, dont le tournage a commencé cette même année 2001. Cette question de l’identité est d’ailleurs présente en filigrane tout au long du dernier film du réalisateur. « Qui veux-tu être ? Que veux-tu faire ? » demande le professeur de Mason au jeune homme adolescent.
L’adolescence, et dans une acception plus large la jeunesse, comme étape de la construction identitaire, est un thème récurrent dans la filmographie de Linklater. Qu’il s’agisse de Slacker, Génération Rebelle ou encore SubUrbia, il y filme des jeunes paumés. Loin d’être de parfaits débiles complétement amorphes, ils se cherchent et ne cessent de questionner le sens de leur existence. Rien d’étonnant donc qu’ils soient devenus des références pour toute la génération X alors en quête de réponses. Même dans sa comédie grand public Rock Academy, le personnage interprété par Jack Black illustre à merveille l’adulte, adolescent attardé, qui refuse de grandir, de se soumettre au temps qui passe. « Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais en réalité c’est moi qui suis le fleuve » disait Jorge Luis Borges. Une citation qui convient parfaitement au cinéma de Richard Linklater.
Charlène Salomé