Résumé : Alors que Jackie Kennedy affronte à l’écran la violence et les conséquences de l’assassinat de son mari, la musique de Mica Levi brosse le portrait intérieur d’une femme dévastée par le destin, mais qui ne se résigne jamais à l’abandon. Un voyage musical émotionnel grandiose, dans les bacs depuis le 27 janvier 2017, édité par Milan Music.
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L’écran est noir, la musique entre en scène avant les images. Ces quelques secondes, durant lesquelles le spectateur rentre dans le film sans le voir et seulement en l’entendant, suffisent à poser le climat. Les premières notes de Mica Levi sont les plus importantes. Deux phrases linéaires descendantes, pour accompagner le noir. Ensuite le visage de Natalie Portman et deux nouvelles phrases, plus élaborées, qui tentent de remonter la pente. Entre chacune d’elles, une respiration. De cette musique noire surgit timidement une flûte, une fébrile accroche à la vie, alors que pour Jackie tout vient de basculer. L’ensemble des cordes incarnent le mauvais état de l’âme de la First Lady, et la flûte timide sa voix qu’elle tente de porter pour gérer ces événements. Intro, ce premier thème, principal par ailleurs, est fondamental à plusieurs titres. Parce qu’il illustre parfaitement le désespoir, la profonde douleur, insondable, dans laquelle le personnage se débat. Ensuite parce qu’il démontre de manière magistrale et immédiate l’approche visuelle et musicale du cinéaste et de sa compositrice. La musique incarne à chaque seconde l’âme de cette femme meurtrie, le reflet de ses émotions, la force des événements qui s’imposent à elle, tel un maléfice en saccade et en glissando. Elle résiste, elle vacille, la musique aussi. Pour Mica Levi, jeune chanteuse et compositrice expérimentale anglaise, cette nouvelle bande originale constitue une suite logique après celle de Under The Skin (Jonathan Glazer, 2014), sa première collaboration pour le cinéma. Pour ce dernier, elle avait composé une musique d’un noir absolu, une glu sonore qui engloutissait toute trace de vie, un trou noir. Ici, elle illustre le deuil, le fragile retour à la vie. Sa musique est en état de grâce, d’une très belle dignité, elle ne cherche pas les effets. Elle est parfois en apesanteur, mais on comprend pourquoi. C’est justement son extraordinaire travail pour Glazer qui lui a permis de rencontrer Pablo Larraín. .
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Alors que sa musique semble avoir été composée sur les images, il n’en est rien. Mica Levi a travaillé sur la base du scénario, en imaginant comment décrire Jackie Kennedy dans ce moment si particulier. Cette femme forte, qui maîtrise son image au point de déclarer au journaliste qu’elle ne fume pas, une cigarette à la bouche. La musique a été transmise au cinéaste et son monteur, elle a permis au montage de trouver une logique et une pertinence qui force le respect. Le mixage est aussi particulièrement réussi. Il est extrêmement rare de trouver aujourd’hui des pépites cinématographiques telles que Jackie, qui utilise pleinement chacune des techniques du cinématographe (image, son, montage, mixage) pour provoquer émotion consciente et inconsciente. Pablo Larraín et Mica Levi ont chacun raconté l’histoire de cette femme, chacun de leur côté, et ensuite mis en commun le meilleur de leur travail.
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Le long métrage de Pablo Larraín est vertical, tout comme Jackie reste debout. Le premier plan de son visage est derrière une immense baie vitrée, striée par les cadres des vitres. Visuellement, elle est enfermée dans une prison émotionnelle et médiatique, elle attend d’ailleurs un journaliste. Le plan suivant est un contrechamp, les barreaux sont derrière elle. Tout le long du film, Pablo Larraín montre la verticalité de son personnage principal : lors de l’interview avec Theodore H. White, ils sont assis entre les deux seules colonnes de la maison, mais qui évoquent les nombreuses colonnes de la Maison Blanche. Elle n’est plus la Première Dame, il n’en reste que deux… Plus tard, les plans avec le prêtre (feu John Hurt) se déroulent aux abords d’une forêt. Les colonnes de pierre sont devenues de frêles colonnes de bois, torturées.
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La musique de Mica Levi est une diagonale descendante, un glissando qui fait tomber les colonnes les unes après les autres et les scie en deux. Elle suit la trajectoire de la balle qui à tué le Président. Jackie avance au fil de l’histoire tandis que la musique se structure. Elle va prendre davantage de place au fur et à mesure, en étant même intelligemment sur-mixée dans la dernière partie. Il y a un seul plan rond, tout à fait remarquable, qui brise la règle du point de vue à hauteur d’homme. Pour ce plan unique, la caméra, fixée au plafond, filme la rotonde au milieu de laquelle repose le cercueil de JFK. C’est le seul plan du point de vue de l’âme du défunt, tout en haut, qui observe, avec la rondeur du politique qui sait arrondir les angles. La chaleur qui se dégage de la composition de l’image adoucit la douleur de la scène et de sa musique.
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C’est toujours un bonheur absolu de voir un(e) cinéaste qui utilise la musique dans son rôle premier, celui de dire ce que les images ne montrent pas, à l’opposée du travail de nappe sonore habituelle à Hollywood, qui consiste à augmenter le volume sonore des plans. Ici, la musique ne compense pas la faiblesse des cadrages ou du montage ; elle comble les vides, elle remplace une voix-off. On pourrait avancer que le film est en 3D, mais cette troisième dimension est musicale. Lorsque Jackie prend – enfin – une douche après l’attentat, elle ne se lave pas de ses problèmes. L’eau n’a pas d’autre vertu que le nettoyage. Pas de relaxation. Au contraire, le sang qui s’écoule dans son dos apparaît en synchronisation avec les lourds violoncelles qui démarrent à ce moment précis. C’est brillant. De la même manière, la musique éclaire les nombreux flashbacks sans aucune joie, mais avec la douleur, qui devient mélancolie, du souvenir.
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Le travail pictural et musical remarquable est à associer avec la performance de Natalie Portman. Sans son jeu extraordinaire, l’équilibre n’aurait été possible. Elle réincarne cette femme qui a su force garder, alors que le sol se dérobait sous ses pieds. « Let them see what they did ! » dit-elle avant de descendre de l’avion avec son tailleur taché par le sang de son mari. Si Pablo Larraín a mis des dialogues dans la bouche de son personnage et Levi a mis des notes dans son âme. Dans la scène qui précède, elle se regarde dans le miroir de la salle de bain d’Air Force One. Le très court morceau qui sublime cette scène est Tears. Impossible de l’écouter après avoir vu la scène sans retrouver le même souffle émotionnel. Pour le thème de l’autopsie, toujours un ensemble de cordes pour la douleur et le climat, mais le morceau est surtout l’occasion d’un dialogue musical entre les tambours militaires, qui incarnent le protocole obligatoire qui entoure le décès d’un Président et la flûte, qui incarne la frêle voix de Jackie. À l’écran, mais pas dans le morceau Autopsy, de sourdes notes de piano soulignent la violence du processus opératoire. Les marteaux reviennent au cimetière (Graveyard). Marteler la douleur, l’enfoncer dans la peau comme on enfouit un corps sous la terre. Quant au thème, il est plus aérien. Les violons saccadent leur mélodie. On pense à Bernard Herrmann, c’est peu dire. Le thème des enfants (Children) bat comme un coeur meurtri, une respiration qui peine à trouver son souffle entre deux battements trop faibles.
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La musique prend ainsi le pas sur les images dans la dernière partie. La scène de l’attentat vient assez tard, et celle de la voiture qui s’échappe de la foule en direction de l’hôpital est d’une fulgurance très Herrmannienne. On ne voit que le bitume et la voiture en plan semi-subjectif. Tout va très vite. Il y a un plan muet d’une perfection absolue, lorsque Jackie, de l’intérieur d’une voiture en mouvement, derrière une vitre à nouveau, regarde les arbres aux couleurs automnales défiler devant elle. La musique est seule avec l’image, une émotion à l’état pur, une pépite. La dernière scène est à l’identique : Nancy fait signe de sourire à Jackie, qu’elle voit pour la dernière fois et qui vient de refermer la porte de la voiture. Aucun dialogue derrière la musique. Le morceau s’intitule The End (Jackie), il est d’une exacte profondeur. Moins triste que l’ouverture, mais joué avec des instruments à la voix plus grave. Jackie est aussi plus forte, le hautbois a remplacé la flûte. Elle a repris des forces mais perdu sa légèreté.
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En première approche, l’album sans les images n’est pas d’une écoute facile, il ne cherche pas à séduire. Le travail de Mica Levi est indissociable du film : on ne saurait trop conseiller de l’écouter avant d’aller le voir ou le revoir pour mieux en comprendre la puissance. Sa richesse de composition, son supplément d’âme, fait indéniablement penser au travail de Philippe Sarde ou de Bernard Herrmann, une musique qui créé l’émotion et la transporte. Et pour finir, un envoûtement.
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Jackie par Mica Levi
Durée : 35 minutes
- Intro
- Children
- Car
- Tears
- Autopsy
- Empty White House
- Graveyard
- Lee Harvey Oswald
- Walk to the Capitol
- Vanity
- Decision Made
- Burial
- The End
- Credits