Synopsis : Lors d’un rendez-vous avec son banquier, le propriétaire d’une petite entreprise, qui fait le taxi pour joindre les deux bouts, découvre que le pot-de-vin qu’il aura à payer pour obtenir un prêt a doublé. Le conseil d’éthique qui a examiné sa plainte pour chantage demande maintenant sa part. Ne sachant plus à quel saint se vouer, ce propriétaire tue le banquier et se suicide. Cet incident suscite un débat national à la radio sur le désespoir qui règne dans la société civile. Entre-temps, cinq chauffeurs de taxi et leurs passagers se déplacent dans la nuit, chacun dans l’espoir de trouver un chemin plus clair pour aller de l’avant.
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Présenté au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard, le nouveau drame du bulgare Stephan Komandarev s’est fait discret sur la croisette, malgré son propos résolument sombre. Le réalisateur, surtout connu à l’international pour son attachant road-movie The World is Big (2008), mérite pourtant qu’on se penche sur son œuvre, d’une remarquable cohérence, traitant de la crise sociale de la Bulgarie au lendemain de la chute soviétique. Son expérience de documentariste (Alphabet of Home en 2003, The Town of Badante Women en 2009) se fait largement sentir dans cette fiction qui se veut réaliste, par le biais d’une réalisation nerveuse retranscrite par une caméra portée. On suit donc les déboires de six chauffeurs de taxi de la capitale, selon une narration propre aux films choraux ; chaque chauffeur représente un segment et illustre une facette de la crise sociale qui traverse la Bulgarie. Le récit relate ainsi, tour à tour, le désespoir économique (une passagère lycéenne se prostitue après les cours), la misère affective et sexuelle, le déclin de l’Église orthodoxe ou encore la solitude et l’oubli à laquelle est exposée la vieillesse. Dans la plupart des segments, la violence symbolique, qui façonne les rapports sociaux, entraîne une violence littérale, physique. Elle est la conséquence d’un contrat social brisé (« il n’y a plus d’État », affirme un auditeur à la radio), l’idéal d’une vie respectable, avec comme étalon la valeur-travail, qui n’a plus lieu d’être. Les âmes errantes rencontrées au détour de chaque scène sont souvent sur-qualifiées, elles conduisent de nuit pour arrondir leurs fins de mois, dans un climat de survie primitive.
On est ainsi témoin d’un meurtre, de deux tentatives d’homicide et de deux suicides ratés. Cette répétition illustre un climat proche de la guerre civile mais réfrène partiellement la crédibilité du récit, tant le pessimisme des situations semble appuyé. On aurait apprécié un peu plus de subtilité dans les dialogues, même si certains traits d’un humour désespéré viennent souligner le cynisme de cette société en déliquescence. Il faut en revanche saluer la prestation des acteurs expressifs, qui proviennent tous de l’Académie Nationale du Théâtre de Sofia. On retient en particulier la performance d’Irini Zhambonas en marginale vengeresse, ou celle d’Assen Blatechki, professeur d’EPS le jour et sauveur la nuit. La grande originalité vient aussi de sa prouesse technique. Les segments offrent de multiples plans-séquences. Komandarev a par ailleurs précisé que certains de ces segments n’ont eu droit qu’à une unique prise. Le tout apporte une note d’authenticité, renforçant la démarche naturaliste et le cachet « documentaire » au service du propos social. La caméra, située à la place du mort, instille un sentiment voyeuriste qui renforce le réalisme des situations. Un choix minutieux a par ailleurs été fait sur les rues de la capitale, traversées par les taxis. Celles-ci sont désertes, et les bâtiments sont des friches ou des blocs impersonnels, nommés selon les lettres de l’alphabet (héritage de l’ex-URSS).
Komandarev nous donne à voir une ville artificielle, littéralement désaffectée, où les constructions et les corps humains suintent la fatigue et le délabrement. En outre, toutes les scènes, à l’exception de la première et de la dernière, ont été filmées de nuit. Cet agrégat de détails confère aux images l’aura crépusculaire d’un monde en fin de vie. On peut peut-être aussi reprocher au réalisateur l’inégalité de certains segments narratifs, ou de forcer le trait sur la noirceur des situations jusqu’à l’excès, mais Taxi Sofia reste un film engagé. Komandarev pousse un cri d’alarme sur le déclin des rapports sociaux, l’absurdité d’un système qui s’essouffle et le silence des institutions. Un message pessimiste adressé aux bulgares, mais qui a un arrière-gout d’universel.
Paul Laborde
- TAXI SOFIA (Posoki)
- Sortie salles : 11 octobre 2017
- Réalisation : Stephan Komandarev
- Avec : Vasil Vasilev, Ivan Barnev, Assen Blatechki, Dobrin Dosev, Guerassim Gueorguiev, Irini Zhambonas, Vasil Banov…
- Scénario : Stephan Komandarev, Simeon Ventsislavov
- Production : Stephan Komandarev, Torsten Bönnhoff, Angela Nestorovska, Katya Trichkova, Vera Weit, Stelios Ziannis
- Photographie : Vesselin Hristov
- Montage : Nina Altaparmakova
- Costumes : Zaklina Krstevska
- Musique : Markus Krohn
- Distribution : Rezo Films
- Durée : 1h43