Joe Letteri a révolutionné le monde des effets spéciaux. Pour sa venue en France dans le cadre d’une masterclass qui retrace sa carrière au Paris Images Digital Summit, CineChronicle a rencontré ce magicien de chez Weta Digital, récipiendaire de quatre Oscars pour Avatar, Le Seigneur des Anneaux et King Kong, afin d’aborder son travail exemplaire sur La Planète des Singes, la motion capture et les défis permanents à relever à l’ère de la démocratisation des effets numériques.
CineChronicle: Votre travail est révolutionnaire (Le Seigneur des Anneaux, The Hobbit, King Kong, Avatar, la Planète des Singes…). Quels sont les travaux dont vous êtes le plus fier, avec votre équipe ? Quelles sont les scènes que vous considérez comme des grandes avancées en matière d’effets visuels ?
Joe Letteri : Je pense que pour moi, le travail le plus récent reste le meilleur. Mais j’ai été vraiment chanceux car j’ai travaillé sur beaucoup de films dont je suis très fier. J’ai commencé sur Jurassic Park avec des effets spéciaux très élaborés. Tout comme la trilogie des Seigneur des Anneaux. J’ai adoré travailler sur Avatar car les idées de James Cameron ont formé tout un univers au service d’une histoire superbe et des personnages. Pour la trilogie des X-Men, j’ai aussi été ravi d’e faire partie car j’aimais ce type d’histoires quand j’étais enfant. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est vraiment le travail sur les personnages. Les scènes que je préfère sont celles où les personnages sont les plus en retrait finalement, lorsqu’ils sont confrontés à des situations qui doivent les faire prendre des décisions, réfléchir. Toute l’histoire va changer à partir de ces décisions. Ce sont pour moi les moments les plus difficiles car ils définissent le personnage, pas quand ils sont dans une bataille ou en pleine action, mais quand ils sont en pleine réflexion.
CC : Quel regard portez-vous sur votre carrière et la création numérique ?
JL : Le numérique m’a toujours intéressé : créer quelque chose à partir de rien. À l’époque, on pouvait les concevoir à partir de différentes techniques, comme le dessin et le stop-motion. Mais lorsque j’ai commencé à apprendre l’infographie, j’ai réalisé qu’il n’y avait plus aucune limite entre votre idée et ce que peut faire l’ordinateur. On peut travailler pixel après pixel, plan après plan, pour faire exactement ce que l’on a en tête. C’est un médium fabuleux mais difficile à décrire aux autres. Il n’y a pas de support pour montrer, aucun lien entre l’écran et votre cerveau.
CC : Comme Denis Murren ou Phil Tippett, vous avez sans cesse repoussé les limites de la révolution numérique en attachant toujours de l’importance à l’histoire, l’émotion, les sentiments, les humains. Pourquoi ces fondamentaux disparaissent de plus en plus dans les films aujourd’hui ?
JL : Je pense que ce qui est intéressant dans les effets spéciaux avec les technologies que l’on a maintenant, c’est de parvenir à rendre ce travail moins visible, qu’on ne voit plus les ficelles. À l’époque, on savait quand un film possédait des effets spéciaux, comme les Ray Harryhausen. On pouvait même les voir sur les Star Wars et on les acceptait. Ce qu’on essaie de faire maintenant, c’est d’être tellement transparent qu’on donne l’impression que la caméra est là à filmer quelque chose qui s’est réellement passé. Pour La Planète des Singes par exemple, on s’est retrouvé sur des tournages éloignés de toute civilisation. On devait faire croire que les singes étaient là alors qu’ils sont composés par ordinateur. On veut donner l’impression aux spectateurs que tout est concret et réel. C’est le vrai défi actuellement.
CC : Vous avez fait justement un travail exemplaire sur la nouvelle trilogie de la Planète des Singes. Quelle est la clé pour transformer des singes en des êtres plus humains que des humains ? L’interaction entre les humains et les singes semble invisible…
JL : En fait, tout repose sur la performance des acteurs. Il y a cet effet dramatique et les réactions entre les deux personnages, joués par Andy Serkis et Woody Harrelson. Le fait que ce soit deux singes, un humain et un singe, ce n’est pas le plus important finalement. Ce qui fait la force, c’est la connexion entre les deux. Ils apprennent à être humains, et des choses sur leur humanité. C’est vraiment ce qui était intéressant. Et la raison pour laquelle j’aime beaucoup le personnage, c’est parce qu’il est habité par ce conflit. Il cherche toujours quelque chose mais au fond, il a toujours cette humanité en lui qui rentre en conflit avec ce qu’il est à la surface. Et on ne sait jamais où est ce qu’il va aller. C’est le plus intéressant que la motion capture arrive à retranscrire.
CC : Quel est l’avenir de la motion capture ?
JL : Cette technique est surtout là pour suivre les exigences du réalisateur. Tout dépendra du déroulement et de la portée du scénario, car l’histoire dicte les règles. On ne sait jamais vraiment jusqu’où on va aller d’ailleurs. Nous avons pu pousser le concept assez loin sur La Planète des Singes et créer un personnage réaliste.
CC : Avec César, King Kong, Gollum, Andy Serkis est devenu un véritable pionnier de la performance capture. Pensez-vous qu’il sera reconnu un jour dans les récompenses ?
JL : En Capitaine Haddock aussi, il était vraiment très bien. J’aimerais vraiment qu’il soit reconnu par l’Académie des Oscars. Cela fait des années qu’on l’espère mais ça ne semble pas se profiler encore.
CC : La démocratisation des effets numériques est-elle un défi permanent pour vous ? Car vous devez constamment réinventer, innover, créer après cela.
JL : L’industrie a toujours été ainsi quand on crée quelque chose de nouveau et qu’on le montre aux autres, cela devient plus facile pour les autres de s’en inspirer et de progresser de leur côté. Et c’est ce qu’on voit aujourd’hui avec l’explosion à la télévision. Des effets spéciaux auraient été beaucoup trop chers avant et c’est très bien car cela repousse d’autant les limites. Mais pour nous ce qui nous pousse à toujours innover, ce sont véritablement les exigences d’un scénario et d’un réalisateur qui va nous dire « j’ai de nouvelles idées. Peux-tu trouver une solution pour les réaliser ? ».
CC : Vous avez collaboré avec Luc Besson sur Valerian. Quel est votre sentiment sur ce film qui a été un échec au box office américain ? Pourquoi le film n’a pas fonctionné ?
JL : J’ai déjà vécu cette expérience plusieurs fois. Vous adaptez un film à partir d’une bande dessinée très connue en Europe mais pas aux États-Unis. Je pense que tout simplement, c’est difficile d’intéresser un public américain à quelque chose qu’il ne connaît pas. Mais quand on regarde les films, ils sont très bien et ceux qui les regardent, l’admettent aussi. Mais réussir à faire venir ce public américain dans les salles, ça reste encore compliqué. J’ai beaucoup aimé travaillé sur Valerian, c’était très amusant. Il y avait beaucoup d’idées innovantes qui vous emmènent dans des endroits que la plupart des films ne vous proposent pas. C’était à la fois sérieux, grave, lumineux et ouvert. Une belle combinaison.
CC : Vous travaillez actuellement sur les cinq prochains Avatars. Que pouvez-vous nous dire sur les effets visuels ? Apparemment, il sera tourné en HFR à 48 images par secondes, en 3D sans lunettes et en caméra virtuelle…
JL : Je ne peux rien dire pour l’instant mais c’est en cours. Nous travaillons depuis six mois sur la création d’images. En revanche, avec ou sans lunettes, cette partie n’est pas de notre ressort, cela dépendra des cinémas. On verra comment cela va se passer.
CC : Pour Alita : battle Angel de Robert Rodriguez et produit par James Cameron, que pouvez-vous nous dire sur les défis à relever ?
JL : C’est une histoire d’amour et c’est toujours difficile à concevoir. Car on va chercher ces moments d’échange, ces connexions entre les personnages, cette alchimie. Et ici je parle vraiment d’alchimie, car il s’agit d’un personnage en effet spécial, c’est donc encore plus compliqué qu’une relation entre deux personnages humains.
CC : Avez-vous d’autres projets ?
JL : Oui je travaille sur Rampage et Infinity Wars pour Marvel,. On vient également de finir Le Labyrinthe : le remède mortel (Maze Runner: The Death Cure). Je travaille toujours sur cinq ou six films en même temps.