Maradona, un jeu cinématographique

Publié par Jacques Demange le 9 décembre 2020
Diego Maradona, vainqueur de la Coupe du Monde 1986

Diego Maradona, vainqueur de la Coupe du Monde 1986

Disparu le 25 novembre 2020, le joueur de football argentin Diego Maradona ne fut pas seulement un prodige du ballon rond mais aussi un authentique acteur. Retour sur les particularités de cette star qui s’épanouit sur les terrains tout en convoquant certaines mythologies du grand écran.

 

 

 

Qu’on lui accole l’étiquette d’ « iconique », de « légendaire » ou d’ « emblématique », Maradona fut sans conteste un joueur de football autant qu’un réservoir infini d’images. À la manière d’une star hollywoodienne, son iconographie se confond avec une représentation à la lisière de la réalité et de la fiction, d’une image créée par la narration du terrain et qui fut sans cesse altérée et refabriquée par la sphère médiatique.

 

Pas étonnant alors que Maradona soit devenu un objet cinématographique à part entière. Au-delà des seuls documentaires consacrés à sa carrière (parmi lesquels on retiendra notamment le récent Diego Maradona d’Asif Kapadia), c’est bien son personnage qui interpelle certains réalisateurs. Parmi eux, Emir Kusturica qui présente en 2008 au Festival de Cannes son Maradona, fruit d’une collaboration de trois années durant lesquelles le footballeur argentin et le cinéaste serbe entamèrent un dialogue au long cours qui débute, justement, par la représentation symbolique d’une série d’affiches représentant le visage du « Pibe de Oro » accrochées à l’entrée de l’aéroport de Buenos Aires.

 

L’intérêt du film est d’ignorer sciemment la question de l’individu pour se focaliser sur la nature de l’icône. Moins que l’homme, c’est l’image qui intéresse Kusturica. Une image multiple, polysémique et qui engage un décryptage de sa composition.

 

Raging Bull

Raging Bull

 

Sous le signe du taureau

 

D’emblée une question se pose : de quoi est faite l’image de celui que beaucoup considère comme le meilleur joueur du monde ? La réponse se trouve du côté de la fiction. En dressant des parallèles avec ses propres films, Kusturica propose une représentation composite de Maradona. Entre ange et démon, Dieu et homme, Sid Vicious et Falstaff, le cinéaste le perçoit comme un personnage shakespearien échappé d’un western de Sergio Leone ou de Sam Peckinpah. De son côté, Maradona se réfère à un autre modèle : Robert De Niro, ou plutôt son avatar Jake La Motta, le boxeur de Raging Bull (Martin Scorsese, 1980). Si le parallèle entre les parcours des deux sportifs est évident, le choix cinéphilique de Maradona porte en lui des déterminismes plus profonds.

 

Rappelons que le film de Scorsese n’inaugura pas seulement les années 1980 mais marqua de son empreinte l’ensemble de la décennie. Nommé huit fois aux Oscars, le film permet à De Niro d’affirmer une méthodologie de jeu déjà pratiquée par le passé mais qui bénéficie d’une médiatisation sans commune mesure avec celle que connurent ses prédécesseurs. En prenant une trentaine de kilos en quelques mois pour conférer au déclin moral et physique de son personnage une authenticité surprenante, De Niro ouvre la voie au culte de l’incarnation parfaite qui caractérisera les interprétations de la plupart des acteurs du cinéma américain contemporain.

 

À la sortie du film, la célèbre critique de cinéma Pauline Kael n’est pas franchement emballée par le résultat, écrivant, perplexe, dans les colonnes du New Yorker : « Ce que De Niro fait dans ce film, ce n’est pas exactement jouer. Je ne suis pas bien sûr de ce qu’il s’agit. Bien que cela puisse être considéré comme génial, ce n’est en tout cas pas agréable à regarder. (…) Son La Motta ressemble à une marionnette construite à partir de morceaux d’un personnage ».

 

La réaction de Kael est en fait symptomatique de celle de l’ensemble de la critique de l’époque qui observe, dubitative, cette nouvelle représentation de l’acteur et peine à la circonscrire clairement. Ce qui gêne et qui inquiète c’est l’absence d’unité dans la conception de l’image offerte par De Niro. Là où les stars des décennies précédentes dépassaient toujours l’identité fictionnelle de leurs personnages pour affirmer leur aura à l’écran, Raging Bull procède d’un cheminement inverse. C’est l’identité du personnage qui investit celle l’acteur et son parcours en dent de scie fracture ses traits les plus saillants à travers une mise à mal de ses qualités physionomiques.

 

Maradona - la Main de Dieu

Maradona – la Main de Dieu

 

Un pantin désarticulé

 

Et c’est bien ceci que retient Maradona de De Niro : la conception d’une figure morcelée, d’une marionnette dont la désarticulation fit le prix de ses plus célèbres dribbles et passements de jambes. Car si De Niro introduit la malléabilité du corps dans la conception de l’acteur contemporain, Maradona se veut le modèle indépassable d’un jeu décomposé qu’il n’aura de cesse de travailler tout au long de ces mêmes années 1980. Là où le corps de De Niro dans Raging Bull, passant des muscles saillants au ventre bedonnant, imposait à son réalisateur d’organiser sa mise en scène autour de sa transformation physique, Maradona impose une relecture complète de la représentation du football et de sa captation en images.

 

Symptôme de ce renouvellement méthodologique : la fameuse « Main de Dieu » qui occupe un large passage du documentaire de Kusturica. Filmant des membres de l’Église maradonienne accueillir un nouveau parmi les leurs, le cinéaste met en scène le spectacle de ce baptême pas comme les autres. Sur un terrain, un ballon lancé à la main s’élève dans les airs. Le nouveau fidèle doit alors répéter le geste de la Coupe du monde 86, marquant du poing avant de célébrer son but devant l’autel érigé à la gloire du numéro 10. Cette séquence profite d’un montage concerté. Kusturica valorisant le geste par le recours à un insert sur la main de l’imitateur.

 

Volontairement ou non, le cinéaste fait de cette captation le palimpseste du geste originel. Celui-ci se présentait comme le symptôme, la marque la plus évidente car la plus irrévérencieuse, du style de Maradona. Un style qui plaçait la mise en scène télévisuelle face au constat de son impuissance : la possibilité de décomposer correctement le geste du sportif. Ce que révélait le style de jeu de Maradona, et que la « Main de Dieu » mettait clairement en évidence, c’est l’absence du gros plan sportif comme composante du langage télévisuel.

 

Scarface avec Al Pacino

Scarface avec Al Pacino

 

Un joueur des eighties

 

Les stars sont éternelles mais pourtant appelées à mourir. Paradoxe propre au cinéma dont la fonction est autant de retranscrire le mouvement que de capturer le passage du temps. À l’écran, l’image de la star est naturellement appelée à s’éroder, à se fragiliser. Ce constat fut magistralement établi par Billy Wilder dans Boulevard du crépuscule (1950) dans lequel l’ancienne star du muet Norma Desmond incarnait la tragédie humaine des idoles du passé. Avec une ironie grinçante, Wilder filmait la vedette de son film descendre le long escalier de sa maison de Sunset Boulevard pour accueillir la horde de journalistes venue photographier son déclin. Le dernier plan est un gros plan, échelle privilégiée de la star, mais dont la composition est altérée par le recours à différents filtres qui viennent flouter son visage. Tout est dit ici : la star ne peut survivre à son époque, au-delà elle redevient humaine, soit le sujet des vicissitudes du temps.

 

Maradona n’échappe pas à cette règle. Sa décennie fut celle des années 1980. Aux côtés de De Niro / La Motta, c’est une autre figure qui s’accole à son image de marque : Tony Montana, le truand balafré du Scarface (1983) de Brian De Palma. Là encore les liens relèvent d’une certaine évidence, la première tenant du pays d’origine du héros du film, Cuba, qui se présenta pour Maradona comme une terre d’accueil et l’espace d’une lutte politique et sociale qu’il mena jusqu’au bout. Mais par ailleurs, Montana et Maradona ont comme point comme d’être tous deux les produits de leur époque.

 

Les eighties sont d’abord marquées par l’avènement d’une ère dévolue au synthétique. La musique disco se compose par le biais de samplers qui accueillent de nouvelles sonorités électroniques, tandis que les drogues naturelles des décennies précédentes sont remplacées par la montée en puissance des stupéfiants chimiques. Maradona en fera les frais, consommant de manière excessive des grammes de cocaïne, rappelant l’image d’Épinal de Scarface montrant le baron de la drogue affalé dans son fauteuil, le regard perdu dans le vide, face à une montage de poudre blanche.

 

 

 

 

(R)évolution technique et nouveau tempo

 

Les années 1980 signent aussi l’arrivée de nouvelles technologies audio-visuelles. La carrière de Maradona se mène ainsi en parallèle de l’apparition de nouvelles technologies et d’abord celle de la VHS et du magnétoscope. Cet appareil offrait au cinéphile la possibilité de constituer sa propre cinémathèque, d’enregistrer les films et surtout d’influer sur leur durée grâce à la télécommande, nouvelle prothèse du téléspectateur. Certains y virent l’annonce de la mort du cinéma, prophétie appelée à perdurer avec l’émergence du numérique.

 

Si la salle de cinéma n’a pas été vaincue par le magnétoscope, celui-ci a sans nul doute façonné un nouveau type de spectateur et impulsé un nouveau rythme aux films vus sur le petit écran. Ce rythme syncopé, oscillant entre la continuité, la mise en pause, le retour en arrière et l’accélération, n’est pas sans rappeler le tempo imposé par Maradona sur le terrain. La décomposition des membres du corps (pieds, jambes, hanches, buste, et main donc) va de pair avec une reconstruction complète de la lecture et de la représentation du jeu.

 

Festif autant que ludique, le style de Maradona s’exécute à la manière d’une danse dont la force d’improvisation égale celle de la maîtrise. Le joueur dribble, s’arrête, contourne et accélère, s’arrête, contourne et recule. Continuité, pause, accélération et retour en arrière composent la partition d’une symphonie inédite que Maradona jouera face aux publics du monde entier. À la manière d’un téléspectateur découpant les séquences de ses films préférés en jouant frénétiquement des touches de sa télécommande, Maradona contrôle le fil du jeu et lui impose son rythme syncopé. Ce que le joueur initie et ne cesse de prolonger c’est une véritable révolution technique de la balle au pied.

 

À revoir ses plus beaux buts et dribbles, on prend conscience de sa nature de corps gracieux mais indocile, d’image constamment en mouvement. D’un jeu qui faisait ployer les normes du petit écran et que seul le cinéma et sa mise en scène auraient pu, sans doute, retranscrire dans sa vérité première.

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