Synopsis : Hae-Joon, détective chevronné, enquête sur la mort suspecte d’un homme survenue au sommet d’une montagne. Bientôt, il commence à soupçonner Sore, la femme du défunt, tout en étant déstabilisé par son attirance pour elle.
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Park Chan-Wook est un cinéaste adepte du puzzle. Le mystère narratif de ses films tient moins dans une énigme à élucider que dans la remise en ordre progressive du chaos. Dès ses premières minutes, Decision to leave propulse ainsi le spectateur dans une avalanche de signaux éparses. La double enquête et les effets de montage forcent à courir derrière une intrigue que le ralentissement progressif permettra finalement de rattraper. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser imaginer ce contexte d’investigation policière, les retournements de situation au cœur de Mademoiselle sont ici moins prégnants. Le vertige ne doit donc plus tant à l’écriture qu’à la mise en scène, pour laquelle le film a été récompensé à Cannes, et qui s’amuse à distordre le temps et l’espace pour joindre son couple central. Abattre les distances, voilà le projet de cette romance asynchrone qui s’effondre à chaque fois que s’approchent les conditions de sa possibilité. Ce sont deux morts qui divisent le film en deux parties, deux cadavres sur lesquels investiguer qui rendent possible l’amour autant qu’ils lui font obstacle, à travers un étonnant de jeu de miroir. Une marque de sushis luxueux, l’étouffement d’une vieille mourante, une rencontre en montagne : la mise en scène construit un abyme de résonances qui se renvoient dos à dos. Le travail de Park Chan-Wook a la précision d’un horloger, avec cette petite différence que celui-ci brise sa montre dès qu’elle indique l’heure.
La montre est d’ailleurs au cœur du film, mais sous sa forme technologique. Decision to leave est saturé de produits high-tech, tous centraux à l’intrigue, des enregistrements audio de l’Apple Watch à l’utilisation récurrente de Siri en passant par l’iPad Pro des interrogatoires. Le film prend parfois des allures de publicité Apple, mais permet aussi au réalisateur d’intégrer la modernité à son récit. Au-delà des deux codes de téléphones à débloquer, ou du tracking d’étages qui donne la clé de la première enquête, ce sont surtout les fichiers audio qui meuvent la mise en scène.
En plus du premier brouillage, celui de la science-fiction et du contemporain (voir cet inspecteur parler à sa montre semble futuriste, alors même que le produit existe réellement) s’ajoute une fissure spatiale (Hae-Joon est filmé à côté de Sore lorsqu’il commente sa routine) et une autre chronologique (dans la seconde partie, un enregistrement fait resurgir une scène passée au sens renouvelé).
Cette manière d’accumuler symboles et échos rend l’expérience particulièrement stimulante, mais ouvre aussi bien plus de pistes que le film ne peut en traiter. L’importance du plan à la première personne, qu’il embrasse le point de vue d’un cadavre, d’un poisson sur une étale ou d’un téléphone, amène par sa répétition le désir d’une justification qui ne se livre jamais. De même, l’insistance avec laquelle sont filmés les gouttes que l’inspecteur verse dans ses yeux détonne par rapport à leur totale absence de l’intrigue.
C’est que le film adopte la brume de son personnage principal, insomniaque, qui se laisse happer par une émission à la télé ou une moisissure sur son mur lorsqu’il fait l’amour avec sa femme. À la rigueur mathématique de cette dernière s’oppose le trouble de l’attention de celui-ci. À la moisissure du mur répond celle des mangues que le couple découpe ensemble. Rien n’est jamais laissé au hasard dans ce grand ouvrage où les détails fourmillent et finissent par donner accorder une poésie tragique au chaos.
Joffrey Liagre
- DECISION TO LEAVE (Heojil Kyolshim)
- Sortie salles : 29 juin 2022
- Réalisation : Park Chan-Wook
- Avec : Tang Wei, Park Hae-Il, Go Kyung-Pyo, Teo Yoo, Lee Jung-Hyun, Young-Woo Park…
- Scénario : Park Chan-Wook, Seo-Kyeong Jeong
- Production :Â Park Chan-Wook, Go Dae-Suk
- Photographie :Â Ji-Yong Kim
- Montage :Â Sang-Beom Kim
- Décors : Seong-He Ryu
- Costumes : Jung Ae-Kwak
- Musique :Â Yeong-Wook Jo
- Distribution : BAC Films
- Durée : 2 h 18