Synopsis : Le Paris des années 20. Marguerite Dumont est une femme fortunée passionnée de musique et d’opéra. Depuis des années, elle chante régulièrement devant son cercle d’habitués. Mais Marguerite chante tragiquement faux et personne ne le lui a jamais dit. Son mari et ses proches l’ont toujours entretenue dans ses illusions. Tout va se compliquer le jour où elle se met en tête de se produire devant un vrai public, à l’Opéra.
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À l’instar de nombreux grands cinéastes, Xavier Giannoli tourne depuis plusieurs films, souvent le même… film. Ses histoires se livrent par petites touches, prenant le temps d’installer leurs personnages, leurs obsessions et leurs contradictions. Elles manient aussi le sens du paradoxe. Pour preuve, Marguerite Dumont est à la fois seule et très entourée, amoureuse et trompée, triste et débordante de vie. Mais déterminer sa part d’innocence n’est pas la seule ambiguïté de ce récit intelligent et touchant. Musicalement très dense, Marguerite, présenté à la Mostra de Venise, n’est pas une oeuvre sur la musique ni le chant. La surabondance de la bande sonore n’est qu’un leurre, tout comme la structure narrative et l’apparition régulière de la couleur rouge qui se font l’écho de la dramaturgie propre aux grands opéras. Marguerite porte essentiellement sur le regard. Ce personnage, incarné par Catherine Frot, chante pour attirer l’attention de son mari (André Marcon) afin d’y lire l’amour dans ses yeux. Mais ce dernier, comme les courtisans qui l’entourent, ne se préoccupent que de sa noblesse et sa fortune. Pour elle « l’argent n’a pas d’importance, l’important c’est d’en avoir ». Le regard des autres devient malgré elle sa véritable raison d’être. « Exister c’est insister », dit-elle, véritable moteur des protagonistes dans la filmographie de Giannoli, qui compensent leurs difficultés avec le courage des sentiments : Gérard Depardieu dans le sublime Quand j’étais Chanteur (2006), François Cluzet dans le magnifique À l’Origine (2009) ou encore Kad Merad dans le moins réussi Superstar (2012).
Pour exister, Marguerite a besoin de lumière. Mais elle n’est pas encore sous les projecteurs que l’éclairage inonde dès les premières séquences, sans pour autant les rendre éclatantes. De cette lumière, elle joue elle-même lorsqu’elle met en mouvement un lustre qui projette des ombres vivantes sur son corps allongé. C’est une scène assez courte mais peut-être le seul indice de la clairvoyance de Marguerite sur sa situation, alors qu’elle joue avec sa part d’ombre. Et lorsqu’elle s’exerce au chant devant un professeur, le mur derrière elle est noir. Si elle ne peut rien cacher de son talent, elle éprouve pour la première fois des difficultés dans l’exercice. Un personnage devient alors essentiel ici, le majordome Madelbos, campé par Denis Mpunga, fidèle serviteur, qui regarde sa maîtresse avec dévotion. La prunelle dans l’objectif de l’appareil photo nous le montre à plusieurs reprises ; il la rend sublime, l’immortalise dans des clichés en trompe-l’œil, en attendant que son mari la découvre avec un regard admiratif et non dédaigneux. Marguerite est à ce point dépendante de la vision des autres qu’elle achète pour mettre dans son jardin un œil géant en carton-pâte, récupéré dans les décors d’un opéra. L’autre point qui symbolise son personnage, tout en fixant le tempo, est le paon. Les cris permanents de cet animal orgueilleux, dont le dessin de la plume ressemble à un œil, sonnent faux. Giannoli fait preuve de constantes métaphores.
Et comme toujours chez lui, la mise en scène est au service du scénario. Les plans sont non seulement justes mais aussi bien composés, comme dans la séquence à l’hôpital où son mari doit expliquer à Marguerite qu’elle a toujours chanté faux : les décors sont blancs (couleur préférée des aliments de Marguerite) mais striés comme les barreaux d’une prison opaline dans laquelle est enfermé son époux. La narration et les dialogues sont aussi soigneusement construits et souvent d’une grande beauté littéraire, renvoyant au cinéma de Truffaut. Une très jolie phrase résume ainsi délicatement la thématique du courage lorsqu’il s’agit des sentiments : « Vous n’avez pas eu le courage de lui dire qu’elle chantait faux ni celui de me dire que je chantais bien », reproche Hazel (parfaite Christa Théret) à Lucien (impeccable Sylvain Dieuaide). Si Marguerite devient dramatique au fur et à mesure, l’histoire déclenche aussi de véritables fous rires, incontrôlables, lorsqu’elle chante. Sa première prestation est une douleur pour les spectateurs, tout comme le long plan fixe sur le visage d’Atos, incarné par Michel Fau, lorsqu’il l’entend chanter pour la première fois. Ce personnage apparaît en fin de première partie, mais la densité du jeu de l’acteur relance et entraîne le récit dans une autre dimension, tout en entrant dans la tragédie.
Il est devenu rare dans le cinéma français actuel d’avoir autant d’acteurs aussi talentueux réunis. Car si Catherine Frot est formidable, un rôle injouable, sur la corde, les autres le sont également. Denis Mpunga excelle dans la peau de ce majordome Madelbos qui cache la vérité par amour. Un personnage toujours en noir et blanc, aussi dévoué dans le mensonge que l’était Eric Von Stroheim dans Boulevard du Crépuscule. Quant à André Marcon, il parvient à insuffler force à ce mari qui dissimule justement par faiblesse, son absence de courage à aimer sa femme. Musicalement, Giannoli a confié à Ronan Maillard le soin d’illustrer Marguerite par des airs d’opéra, après avoir fait appel à Alexandre Desplat pour ses trois premières œuvres, puis à Cliff Martinez et enfin à Mathieu Blanc-Francard pour les deux dernières. Le résultat atteint son objectif de complémentarité, bien que la bande originale, éditée chez Cristal Records, soit omniprésente. De nombreuses scènes auraient probablement gagné à rester sans musique. Mais Ronan Maillard parvient à maintenir en équilibre le déroulement de l’intrigue dans une position assez délicate, afin d’éviter l’écueil de la farce ou du pathos. Dans Boulevard du Crépuscule, ce chef-d’œuvre de Billy Wilder, le majordome Max entretenait une réalité disparue, dans Marguerite, Madelbos entretient ici une illusion de réalité. Dans les deux cas, on sort de la salle avec un profond sentiment de tristesse, mais avec la certitude d’avoir vu un grand film.
- MARGUERITE de Xavier Giannoli en salles le 16 septembre 2015.
- Avec : Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau, Christa Théret, Denis Mpunga, Sylvain Dieuaide, Aubert Fenoy, Sophie Leboutte.
- Scénario : Xavier Giannoli, Marcia Romano
- Production : Olivier Delbosc et Marc Missonnier
- Photographie : Glynn Speeckaert
- Montage : Cyril Nakache
- Décors : Martin Kurel
- Costumes : Pierre-Jean Larroque
- Musique : Ronan Maillard
- Distribution : Memento Films
- Durée : 2h07
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