Résumé : Comment aborder les films à partir du jeu de l’acteur, cet art si singulier du corps et des gestes au cinéma? De la gestique transgressive de Greta Garbo à la gestuaire subversive de Marlon Brando; de la neutralité de Tadanobu Asano à la volubilité d’Emmanuelle Devos; de l’histrionisme de Johnny Depp au jeu de dos de Wu Nien-jen; de la fossette de Stephen Boyd à celle plus « exposée » de Cary Grant; des cris de Fay Wray aux larmes de Stefania Sandrelli; de la « féline » Sigourney Weaver à la « louve » Anna Magnani… Ce volume présente une série d’études actorales, analyses ontologiques et stylistiques de certaines stratégies gestuelles et formes d’expression corporelles puisées dans un corpus éclectique, au sein de différents genres et à l’intérieur de cinématographies aussi bien occidentales qu’asiatiques, à l’échelle de longues filmographies ou au cœur d’un seul film, chez des stars ou des acteurs moins connus, d’hier et d’aujourd’hui.
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Toute éducation cinéphile commence par les acteurs. Avant de connaître le nom des grands réalisateurs, ce sont ceux des stars que l’on a apprivoisé, nous incitant à pénétrer dans les salles obscures, à découvrir de nouveaux films, à conférer à telle œuvre ou à telle séquence une valeur iconique. S’intéresser à l’acteur de cinéma, c’est finalement revenir aux origines de notre condition de spectateur, pour en éclairer la nature mais aussi les premiers et plus vifs plaisirs. Longtemps cantonnée à la presse générale ou aux revues grand public, la figure de l’acteur a, depuis une quinzaine d’années, commencé à intéresser la recherche universitaire française. Calquées sur leurs modèles anglo-saxons (des stars aux performance studies dont l’exemple le plus fameux reste le Acting in cinema de James Naremore), ces approches scientifiques sont regroupées autour de l’appellation d’« études actorales ». Une formule dont Christophe Damour, maître de conférences à l’Université de Strasbourg et auteur d’un excellent Al Pacino publié en 2009 chez Scope, souligne dans son introduction la qualité d’ouverture. Elle y tient à la fois de la théorie et de l’esthétique pour s’intéresser à des problématiques ontologiques (« Être ou paraître, telle est la question »), méthodologiques (« Quelles sont les spécificités techniques de l’acteur de cinéma ? »), et stylistiques (« Dans quel contexte historique, nationale et artistique s’origine son geste ? »). Aussi, la forme de l’ouvrage s’adapte à cette structure chorale, regroupant une série d’articles rédigés par certains des plus célèbres spécialistes de la question actorale en France.
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D’entrée de jeu s’affirme l’excellence de ces écrits. Vincent Amiel s’intéresse au corps jouant, vérifiant auprès de l’interprétation de Marlon Brando dans Jules César (1952) ses hypothèses : la possibilité pour certains acteurs de se détacher de leur personnages et du rythme narratif pour proposer leur propre temporalité à travers des gestes porteurs d’une autonomie formelle. Nicole Brenez, de son côté, s’intéresse à l’acteur expérimental et parvient à démontrer les écarts existant entre l’acteur-individu, l’acteur devenu image et l’acteur-militant. C’est Brando qui détourne l’habituel battage médiatique entourant la sortie d’un film, Jane Fonda qui confie à Delphine Seyrig les nombreuses critiques reçues par son physique androgyne sur les plateaux de tournage, ou Nico qui devant la caméra de Warhol émet un discours de gestes et de silence. Ou quand l’acteur refuse de jouer le jeu. Le cas du britannique Stephen Boyd (principalement connu pour son rôle de Messala dans le Ben-Hur de William Wyler) permet à Michel Cieutat de revenir brillamment sur la question de la star hollywoodienne, soulignant les particularités de celle-ci, pour mieux expliquer l’échec commercial de Boyd, dont l’ambivalence ne pouvait s’accorder avec l’homogénéité identitaire imposée par le statut de vedette. Cette veine monographique se prolonge avec Anna Magnani, Johnny Depp et Cary Grant, dont Christian Viviani, Sophie Benoist et Patrick Saffar étudient avec minutie les apports stylistiques pour chercher à cerner les mystères entourant leur attraction universelle.
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Analyser le jeu de l’acteur au cinéma, c’est pénétrer à l’intérieur d’un réseau de significations et de rapports formels. Laurent Guido retrouve ainsi chez Fay Wray, première « scream queen » de l’histoire du cinéma, une technique proche de la pantomime qui réapparaît chez ses plus dignes héritières. À parler d’actrice et de star féminine, on en vient naturellement à la figure de Greta Garbo dont Myriam Juan interroge l’ambiguïté identitaire. Défier les normes pour imposer de nouveaux codes comme le souligne Hélène Valmary qui propose une typographie de l’actrice du film d’action, avant de s’attarder plus longuement sur l’interprétation de Sigourney Weaver dans Alien de Ridley Scott. Mais le jeu de l’acteur doit aussi être perçu à travers des prismes culturels particuliers. Dont acte avec les essais de Benjamin Thomas et Aurore Fossard-De Almeida. Le Japon et un acteur (Tadanobu Asano) pour le premier, la Chine et un film (Yi-Yi de Edward Yang) pour la seconde. Avec pertinence, Benjamin Thomas remonte à la tradition du théâtre Nô pour mieux revenir sur les stéréotypes entourant le jeu « à la japonaise », tandis que Aurore Fossard-De Almeida se concentre sur le motif du dos tourné pour étayer de nombreuses et instructives propositions.
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L’iconographie abondante accompagnant ces études, est particulièrement bienvenue tant la description joue une part importante dans les réflexions développées par les auteurs. Après Le Magique et le vrai de Christian Viviani publié en 2015 chez Rouge Profond, ce Jeu d’acteurs s’impose d’emblée comme une nouvelle référence dans le domaine des études actorales. La bibliographie proposée par Christophe Damour recense l’ensemble des publications françaises et anglo-saxonnes ayant trait à la question de l’acteur parues depuis le début des années 2000. Dernier point particulièrement important : l’ouverture qui caractérise la forme de cet ouvrage touche aussi son fond. À sa lecture, le public universitaire est ravi, mais pas seulement tant les arguments profitent d’une clarté qui permet de s’adresser à un public élargi sans pour autant perdre de leur intérêt scientifique. Rappelons enfin que cet essai est la seconde sortie de la nouvelle collection des Presses Universitaires de Strasbourg, joliment intitulée « Formes cinématographiques », et dont on peut déjà attendre beaucoup.
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- JEUX D’ACTEURS – CORPS ET GESTES AU CINÉMA par un collectif, sous la direction de Christophe Damour disponible aux éditions Presses Universitaires de Strasbourg, Collection « Formes cinématographiques » depuis 18 octobre 2016
- 208 pages
- 23 €