Résumé : En quoi le cinéma est-il de la philosophie? À cette question, le grand philosophe Stanley Cavell répond en étudiant sept films qui, tous sortis dans les années 1930-1940, inventent un genre nouveau : celui de la « comédie du remariage ». Il ne s’agit plus, comme dans la comédie classique, d’unir un jeune homme et une jeune fille et de les conduire au bonheur malgré des difficultés extérieures, mais de ré-unir deux personnes après une séparation, dans la recherche d’un bonheur nouveau et différent, en dépit d’obstacles intérieurs. Cavell examine les raisons et les conséquences philosophiques de ce schéma du remariage au cinéma : la naissance d’une femme nouvelle (idéalement incarnée par des actrices comme Katharine Hepburn ou Irene Dunne), la réflexion sur les relations de couple, sur l’égalité des sexes, sur la nécessité en amour d’une mort et d’une renaissance. Entre philosophie et cinéma, mêlant Kant et Frank Capra, Emerson et Cary Grant, Nietzsche et Leo McCarey, Shakespeare, Ibsen, Freud et Howard Hawks, Cavell nous donne un regard différent sur ces films et leur descendance. Se dessine alors le véritable sujet du cinéma hollywoodien, à la fois culture populaire et œuvre de pensée.
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« Enfin ! » C’est la réaction qu’auront beaucoup de cinéphiles en apprenant la réédition de l’ouvrage de Stanley Cavell. Il faut dire que depuis plusieurs années, la traduction d’À la recherche du bonheur était devenue introuvable sinon sous la forme d’un objet de collection (et donc à un prix prohibitif). « Enfin ! » donc, tant la réflexion du philosophe américain se révèle précieuse. Pionnier dans la recherche conjointe de la philosophie et du cinéma, Cavell perçoit son objet d’étude comme une entité sensible apte à nous toucher et à nous élever. Point de morale absolutiste ici, mais l’idée d’un cinéma comme médium éducationnel qui permettrait de discuter directement avec notre conscience et notre sensibilité ; un aspect qui justifiait à lui seul la nécessité de rééditer cet ouvrage. Spécialiste de la philosophie d’Emerson et de la poésie de Thoreau, Cavell est familier des concepts du transcendantalisme et du scepticisme, qu’il cherche ici à concrétiser. Au paradoxe supposé répond la possibilité de matérialiser une approche spirituelle à travers la vision des films et de leur interprétation plus ou moins subjective. Plus ou moins, car la première qualité de l’ouvrage réside dans son caractère historique. La « comédie du remariage » théorisée par Cavell apparaît d’abord comme une catégorisation générique pertinente, tirant son origine littéraire de la Comédie Ancienne et de la dramaturgie shakespearienne. En distinguant sept films qu’il juge particulièrement représentatifs (Un cœur pris au piège de Sturges ; New York-Miami de Capra ; Cette sacré vérité de Leo McCarey ; L’impossible M. Bébé et La dame du vendredi de Hawks ; Indiscrétions et Madame porte la culotte de Cukor), l’auteur délimite les frontières d’un sous-genre marqué par l’excellence de ses réalisateurs, acteurs, scénaristes, mais aussi par la récurrence de certaines thématiques et structure narrative. Ainsi de la répétition de la rencontre amoureuse fondant la présence d’une réitération prolixe en rebondissement et autres (re)mises en cause existentielles.
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Sans chercher à justifier son entreprise, Cavell anoblit la production hollywoodienne de l’époque, érigeant l’industrie du divertissement en un véritable champ d’études philosophique, mais aussi sociologique. Tout au long de son écrit, l’auteur développe différentes approches d’analyse : description pointue des scénarios, retour sur la mise en scène de certaines séquences, interrogation quant à la représentation de la femme dans ces films, intérêt appuyé pour le jeu des acteurs. Au fur et à mesure de la lecture, le public prend conscience de la densité de la réflexion. À partir des films de son corpus et d’autres exemples (voir les excellents développements autour de La Vie est belle de Frank Capra), c’est bien une conceptualisation tout à fait originale du cinéma que propose Cavell à son lectorat. En partant de la posture du spectateur, le philosophe affirme une ligne de partage entre l’être-au-monde et l’être-à-l’écran. Ce rapport se fonde sur une expérience singulière, les films et leur contenu informant directement notre état d’individus pensant et ressentant.
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Dans sa préface, Sandra Laugier (par ailleurs auteure du remarquable Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique) introduit et prolonge les enjeux de la recherche de Cavell, percevant les séries télévisées comme les dignes héritières des qualités que le philosophe impute au cinéma populaire hollywoodien. Sa traduction, aux côtés de Christian Fournier, est quant à elle exemplaire, les deux traducteurs n’hésitant pas à utiliser les notes en bas de pages afin d’éclairer les sources bibliographiques de l’auteur ou certains de ses concepts. Signalons encore la présence de captures d’écran qui permettent d’illustrer plus concrètement les analyses de Cavell. Cette réédition d’A la recherche du bonheur se présente en définitive comme un incontournable que toute bibliothèque dédiée à la cinéphilie se doit de posséder.
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- Réédition À LA RECHERCHE DU BONHEUR. HOLLYWOOD ET LA COMEDIE DU REMARIAGE par Stanley Cavell disponible chez Librairie Philosophique J. Vrin, Collection « Philosophie du présent » depuis le 6 juillet 2017.
- Traduction : Christian Fournier et Sandra Laugier
- Parution initiale : 1981
- 392 pages
- 19 €