Synopsis : Lydia Tár, cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand, est au sommet de son art et de sa carrière. Le lancement de son livre approche et elle prépare un concerto très attendu de la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Mais, en l’espace de quelques semaines, sa vie va se désagréger d’une façon singulièrement actuelle. En émerge un examen virulent des mécanismes du pouvoir, de leur impact et de leur persistance dans notre société.
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On ne présente plus l’incroyable Cate Blanchett, qui décidément brille dans tous ses rôles. En écrivant Tár, un film qui lui trotte dans la tête depuis plus de dix ans, Todd Field n’envisageait personne d’autre pour incarner Lydia, cheffe d’orchestre au sommet de sa gloire. Sous les traits de l’actrice, c’est un monstre de charisme, de talent et de mystère qui prend vie à l’écran et captive durant plus de deux heures et demie. Le réalisateur ne nie d’ailleurs pas la durée déraisonnable de ce long-métrage, dont le strict scénario aurait pu tenir en moitié moins de temps. Le temps, justement, est une matière que le film façonne à outrance, afin de donner de l’épaisseur à un personnage qui atteint, en quelques scènes, un degré de réel absolument hypnotisant. Ce n’est pas pour rien qu’en cherchant “Lydia Tár” sur un moteur de recherches, on tombe immédiatement sur la question suivante : “Lydia Tár existe-t-elle ?”. Nombre de spectateurs se sont laissés méprendre par la véracité terrifiante du personnage de Cate Blanchett. À la façon d’une conférence de presse, la première scène du film dresse la biographie et l’impressionnant CV de Lydia Tár, créant pour ainsi dire la page Wikipédia de cette grande artiste toute fictive. L’entrevue se poursuit, chaque question du journaliste entraînant une réponse plus éloquente que la précédente de la bouche de l’intéressée. La séquence s’étire, en temps réel, au point que l’on se demande si le film entier va consister en l’interview exhaustive d’une célébrité imaginaire. La cheffe d’orchestre nous l’annonce, pourtant : tout est question de tempo. Le tempo choisi par Todd Field pour Tár se révèle un complexe enchevêtrement de pauses laissées à la contemplation et d’accélérations frénétiques. Entre les plans qui composent la partition du film, se glissent autant de silences qui invitent le spectateur à l’interprétation. Les séquences aux allures documentaires côtoient de parfaites abstractions. Et l’on ne sait jamais bien sur quel pied danser, face à la tyrannique mais diablement humaine Lydia Tár.
Dans la foulée de l’interview, un long dialogue au restaurant avec son collègue Eliott ouvre sur un aspect plus confidentiel de la vie de Lydia, celui d’une véritable femme d’affaires du monde de la musique. Si tous deux discutent apparemment d’égal à égal, de part et d’autre de la table, l’interaction prend rapidement la tournure d’une joute verbale dans laquelle Lydia bataille pour conserver l’ascendant. Maniement minutieux du langage et faveurs égrainées font de chaque conversation une féroce lutte de pouvoir. Dans l’amphithéâtre où elle donne cours, Lydia prend plus volontiers le dessus sur ses étudiants : ses déplacements continus et l’amplitude de ses gestes lui permettent d’occuper tout l’espace, d’accaparer toute l’attention, d’obtenir l’adhésion commune.
Tár est le portrait d’une cheffe en pleine maîtrise, qui orchestre sa vie et son entourage selon ses propres désirs, soumet le temps et l’espace à son propre récit. Ainsi, les prestations verbales ou artistiques où culmine le talent du personnage se déploient en longues séquences. À l’inverse, ses écarts et les preuves de ses condamnations ne sont jamais explicités à l’image. Ils ne sont que sous-tendus dans un espace fracturé de multiples miroirs, entre deux plans furtifs des voyages de Lydia à l’étranger.
Alors que la femme voue toute sa vie à la musique, le film accorde progressivement plus d’attention au bruit. Les sons parasites envahissent le quotidien de Lydia. Un cri dans un parc, une sirène d’ambulance, un métronome fou ou le simple vrombissement de la voiture deviennent les signes tangibles d’une dissonance plus profonde, d’un dérapage existentiel. Ces bruits, Lydia ne les contrôle pas ; elle peine même parfois à en identifier la provenance et en cherche désespérément le sens. Ils signent la limite de sa pleine maîtrise, une limite qui la terrifie, puis qui finit par la hanter.
Au bord de la folie, Lydia tente bien de reprendre le contrôle du bruit, en devenant elle-même source de nuisance pour ses voisins. Mais elle renonce de même à l’harmonie méthodique qui régit jusqu’alors sa vie et se laisse rattraper par ses frasques passées. Le dernier acte marque malheureusement l’essoufflement d’un tempo jusque-là savamment huilé. La dégringolade de Lydia frôle la caricature. Quant à sa reprise en main expéditive, elle mériterait presque à elle seule un film complet. Le final parvient cependant à créer la surprise et résonne puissamment avec tout ce qui a précédé. Dans un contexte différent, Lydia retrouve une position de maîtrise. Face à un auditoire peu conventionnel, elle parvient à susciter l’émotion qu’elle estimait essentielle, avant de perdre pied dans les engrenages du pouvoir.
Politique et sensible, Tár ne constitue pas le tribunal d’une artiste corrompue. Mais il condense avec une intensité étourdissante les bribes de vie d’une célébrité dont l’on a admiré le talent, désapprouvé l’inconduite et dont l’on remet en question les intentions créatrices. Le rapport de l’artiste à son œuvre y est central mais toujours nuancé, le spectateur seul juge d’un humain immoral au génie créateur.
Aésane Geeraert
- TÁR
- Sortie salles : depuis le 25 janvier 2023
- Réalisation et Scénario : Todd Field
- Avec : Cate Blanchett, Nina Hoss, Noémie Merlant, Julian Glover, Mark Strong, Sophie Kauer, Adam Gopnik, Allan Corduner, Zethphan Smith-Gneist, Mila Bogojevic, Marie-Lou Sellem,…
- Production : Todd Field, Alexandra Milchan, Scott Lambert
- Photographie : Florian Hoffmeister
- Montage : Monika Willi
- Décors : Marco Bittner Rosser
- Costumes : Bina Daigeler
- Musique : Hildur Guðnadóttir
- Distribution : Universal Pictures International France
- Durée : 2 h 38