Synopsis : Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s’en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l’envahit, le pressentiment qu’une catastrophe se prépare.
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Avec La Bête, Bertrand Bonello signe un long-métrage pour le moins singulier au sein du cinéma français actuel. Mélangeant film en costume, mélodrame romantique, anticipation uchronique et errance lynchienne, le réalisateur de Saint Laurent et de L’Apollonide créé un objet protéiforme, aussi déstabilisant que fascinant. Adaptant la nouvelle La Bête dans la jungle d’Henry James, il transpose l’histoire d’origine dans un contexte science-fictionnel, où l’héroïne se retrouve à revivre ses vies antérieures. Avec une ambition tant formelle que narrative, Bonello construit un récit aux allures de labyrinthe mental, se déployant petit à petit sur trois temporalités distinctes. Chacune d’entre elles est ainsi l’occasion pour le cinéaste d’un nouveau travail sur le genre. La mise en scène s’adapte en fonction du genre qu’il évoque. Très visuelle par nature, la partie film d’époque est peut-être celle ayant reçu le plus de soin. Dès l’introduction, Bonello capte son héroïne au cœur d’une soirée animée, avant de la suivre de pièce en pièce et de convive en convive, dans un plan-séquence élégant sans être inutilement démonstratif. S’inscrivant dans un héritage de films historiques français raffinés, il soigne ses cadres et sa direction artistique et immerge parfaitement le spectateur dans l’époque. Dans un style radicalement différent, la partie située dans le présent utilise plutôt habilement les technologies actuelles. Des plans filmés au téléphone s’intercalent dans le montage et même de simples spams publicitaires sur un écran d’ordinateur, prennent soudain une dimension terriblement angoissante.
Si Bonello est parfaitement à son aise sur le passé ou le présent, sa vision du futur s’avère moins aboutie. Si l’avenir représenté se veut clairement minimaliste, l’univers n’est jamais présenté plus précisément qu’au détour de quelques dialogues purement explicatifs. Le concept même des vies antérieures n’est ainsi jamais vraiment exposé et presque aucun élément technologique ne vient crédibiliser ou enrichir ce nouveau monde dominé par l’intelligence artificielle. On devine bien par-ci par-là quelques inspirations cronenbergiennes. Le dispositif étrangement organique permet de plonger dans ses vies antérieures, évoquant les pods d’eXistenZ ou certains tableaux hallucinés du Festin Nu. Si certaines idées de pure mise en scène font mouche, comme le fait de représenter visuellement l’aspect anxiogène de l’époque par un cadre resserré, on le sent moins concerné, ou moins à l’aise, avec ce registre futuriste.
Pourtant, l’idée de transposer le récit d’Henry James dans un monde dystopique, où la raison a presque entièrement phagocyté les sentiments, reste parfaitement pertinente. Car La Bête est avant tout l’histoire de personnages terrifiés par leurs propres émotions, au point de tenter de les réprimer et donc de perdre une partie de leur humanité. Si ce constat se fait littéral dans le segment futuriste, il reste pertinent dans les deux autres parties. Que ce soit dans la société française du début du vingtième siècle, ou dans un monde régi par les réseaux sociaux, les personnages apparaissent sans cesse piégés par l’artificialité de mondes où l’on ne se juge qu’à travers les apparences.
Léa Seydoux trouve avec Gabrielle, un rôle sur mesure pour elle. Car l’héroïne est, de son propre aveu, une poupée à l’expression figée pour être sûre de plaire au plus grand nombre. Face à elle, le rôle masculin, un temps pensé pour le regretté Gaspard Ulliel (à qui La Bête est d’ailleurs dédié), échoit finalement au Britannique George Mackay, vu dans 1917. Tout en passion amoureuse ou haineuse, profondément renfermée, l’acteur se révèle d’une impressionnante intensité.
Les personnages se forcent ainsi à rester le plus neutre possible, par peur de leur propre excès. De fait, ils ne sont pas si éloignés des poupées qui apparaissent dans chaque époque, jusqu’aux androïdes faussement humains de l’époque futuriste. En un clin d’œil méta, Bonello va jusqu’à s’incarner brièvement en gérant d’un atelier de poupons, malicieusement prénommé Bertrand. Mais derrière cette image de marionnettiste démiurge, il se fait progressivement déborder par une symbolique trop fournie et écrasante pour le bien de son propre film. Dans son dernier tiers, La Bête tente ainsi de braconner sur les terres de David Lynch, et plus particulièrement du côté de Lost Highway. Mais là où Lynch assume la dimension de cauchemar éveillé, Bonello semble se retenir d’aller vers la pure abstraction et se raccroche sans cesse à un symbolisme parfois envahissant.
D’un pigeon annonciateur de malheur à une étrange voyante aux mystérieuses prédictions, en passant par des personnages curieusement récurrents d’une époque à l’autre, les allégories se multiplient jusqu’à l’excès. Que l’on ait déjà compris les tenants et aboutissants, ou que l’on soit égaré par le récit, cette accumulation symbolique s’avère lourde à digérer. Malgré tout, ces imperfections n’enlèvent pas l’audace et l’ambition réjouissante d’un tel projet. Loin d’un cinéma français balisé et prévisible, Bertrand Bonello offre une œuvre originale et fascinante.
Timothée Giret
- LA BÊTE
- Sortie salles : depuis le 7 janvier 2024
- Réalisation : Bertrand Bonello
- Avec : Léa Seydoux, George Mackay, Elina Löwensohn, Guslagie Malanda, Dasha Nekrasova, Julia Faure, Martin Scali, Marta Hoskins…
- Scénario : Betrand Bonello, Benjamin Charbit, Guillaume Bréaud
- Production : Justin Taurand, Bertrand Bonello, Xavier Dolan, Jamal Zeinal Zade, Nancy Grant
- Photographie : Josée Deshaies
- Montage : Anita Roth
- Décors : Katia Wyszkop
- Costumes : Pauline Jacquard
- Musique : Bertrand Bonello, Anna Bonello
- Distribution : Ad Vitam
- Durée : 2 h 26