Mémoires du Cinéma : La Soif du Mal de Orson Welles (1958)

Publié par Philippe Descottes le 7 février 2018
La Soif du Mal - Touch of Evil - Orson Welles

La Soif du Mal – Touch of Evil – Orson Welles

Mémoires du Cinéma vous propose de revenir sur la genèse tumultueuse de l’un des chefs-d’oeuvre d’Orson Welles : La Soif du Mal (Touch of Evil), sorti en 1958.

 

 

 

La Soif du Mal - Touch of Evil - poster

La Soif du Mal – Touch of Evil – poster

Il y a 60 ans, en février 1958, sortait aux États-Unis, en double programme, une production Universal à petit budget, Touch of Evil. Présenté comme un film noir de série B, adapté d’un roman policier de Whit Masterson, il réunissait au casting Charlton Heston alors au sommet, Janet Leigh et Orson Welles qui en assurait également la réalisation. Le film marquait le retour aux États-Unis de Welles, l’« enfant terrible d’Hollywood » après, presque dix années d’exil en Europe et un nouveau départ avec un studio hollywoodien.

 

Malgré des débuts encourageants, l’expérience fut un échec. Orson Welles n’exerça plus aucun contrôle sur le film à partir de la phase du montage. Il n’a jamais pu le monter tel qu’il le souhaitait. De série B, La Soif du mal est pourtant reconnu aujourd’hui, à juste titre, comme un Classique du 7e Art.

 

De l’exil européen au retour aux États-Unis

 

Presque dix années se sont écoulées depuis La Dame de Shanghai (1946), la dernière expérience d’Orson Welles avec les grands studios hollywoodiens. Le public et Columbia ne lui ont pas pardonné de s’en prendre à l’icône Rita Hayworth, transformée en une créature cynique et froide, blonde platine aux cheveux courts. Devenu l’« enfant terrible d’Hollywood à l’étoile pâlissante », les ennuis du cinéaste avec le fisc américain et la chasse aux sorcières du maccarthysme l’ont poussé à l’exil en Europe. L’argent qu’il gagne en tant qu’acteur va lui permettre de monter certains de ses propres projets. Mais cela prend du temps et beaucoup resteront inachevés. Il a ainsi mis quatre ans pour financer et réaliser Othello (1952). Face aux difficultés qu’il rencontre, au cinéma mais aussi au théâtre, il se tourne vers le petit écran à partir de 1953. Orson Welles regagne les États-Unis en octobre 1955 avec l’intention de mettre en scène le « Roi Lear », un autre classique de William Shakespeare. Il est confronté à de nombreux problèmes. Avec celui de trouver une salle digne de ce nom, qu’il ne parviendra pas à résoudre, il se heurte à la législation en vigueur qui lui impose une distribution américaine. Shakespeare sera donc joué par des comédiens américains et non britanniques comme il le souhaitait. La pièce est un échec. Si Welles se produit pendant quelques semaines à Las Vegas au cours d’un spectacle associant monologues et… tours de magie, c’est cependant de la télévision que va venir le salut.

 

La Soif du Mal - Russell Metty - Orson Welles - BFI

La Soif du Mal – Russell Metty – Orson Welles – BFI

Universal acquiert les droits de Badge of Evil

 

Acteur pour le grand ou le petit écran, réalisateur de pilotes pour la télévision, même de retour aux États-Unis, Orson Welles poursuit toujours deux buts : assurer la partie alimentaire et espérer susciter l’intérêt de producteurs qui lui permettront de réaliser un film pour le cinéma tout en gardant le contrôle de la production. Si le premier objectif se concrétise, le second est loin d’être gagné. Au début de 1956, paraît « Badge of Evil », un roman policier écrit par Whit Masterson, le pseudonyme du duo d’auteurs américains, Robert Wade et Bill Miller. Dès le mois d’avril, Universal Pictures se porte acquéreur des droits pour l’adaptation cinématographique. L’écriture du scénario est confiée à Paul Monash, scénariste venu de la télévision qui deviendra producteur par la suite. Il interviendra notamment sur The Front Page de Billy Wilder (1974) et Carrie de Brian De Palma (1976). Sous la bannière Universal, Albert Zugsmith vient de produire Le Salaire du diable (Man in the Shadow), un thriller de série B réalisé par Jack Arnold (Tarantula !, L’Homme qui rétrécit) dans lequel Orson Welles est l’un des personnages principaux avec Jeff Chandler. Une histoire à la trame assez proche de celle du roman de Whit Masterson. Zugsmith songe à lui confier un rôle dans l’adaptation de Badge of Evil, dont le titre devient Touch of Evil.   

 

Orson Welles s’engage avec Universal

 

Selon une autre version, entretenue par les propos de Charlton Heston, ce serait l’acteur lui-même, par amitié et admiration pour le cinéaste, qui aurait imposé d’emblée le choix d’Orson Welles comme réalisateur. Il semble en fait que ce soit suite à un malentendu. Lorsque Universal lui annonce que Welles devrait participer au projet, Heston pense qu’il le réalisera et insiste pour que cela se fasse. Pour les studios, Welles est ingérable, imprévisible, extravagant et dépensier. Mais à ce moment-là, Charlton Heston est déjà une star au sommet de sa popularité. Il vient de tourner Les Dix Commandements sous la direction de Cecil B. DeMille. Même si le film n’est pas encore sorti dans les salles, Universal peut difficilement lui refuser. D’ailleurs, en interne, une personne, et non des moindres, ne partage pas cette mauvaise image, le producteur Albert Zugsmith qui loue la culture, le professionnalisme, la correction de Welles. Celui-ci est donc engagé à la condition de travailler avec les deux vedettes imposées, à savoir Charlton Heston et Janet Leigh. Welles accepte. Mais il a lui-même une volonté. Il entend pouvoir retoucher le scénario de Paul Monash. Ce qui lui est accordé. Il renonce cependant à son cachet d’auteur et de réalisateur pour n’être rémunéré que comme acteur.

 

La Soif du Mal

La Soif du Mal

La réécriture du scénario

 

En trois semaines et demie Orson Welles boucle un nouveau scénario. Il respecte la structure du script de Monash mais transpose l’intrigue de Californie du Sud à la frontière américano-mexicaine, dans une ville frontière, Los Robles, où les tensions raciales sont exacerbées. Il fait de Vargas un haut fonctionnaire mexicain, intègre, et l’oppose à deux personnages racistes américains, Quinlan et Susan. En même temps qu’il renforce l’intrigue policière, Welles demeure fidèle à ses préoccupations socio-politiques et à son engagement antiraciste qui sont les siens. Bien qu’il s’en soit défendu à plusieurs reprises par la suite de ne pas l’avoir lu, il a réintégré dans son scénario plusieurs répliques tirée du roman. Le synopsis : Los Robles, ville frontière entre les États-Unis et le Mexique. Miguel Vargas (Charlton Heston), haut fonctionnaire de la police mexicaine chargé de la lutte contre le trafic de drogue, est en voyage de noces avec Susan (Janet Leigh) son épouse américaine. L’explosion d’une voiture piégée coûte la vie à un notable de la ville. Comme l’attentat a eu lieu dans la zone américaine, l’enquête revient à un vieux policier local, le capitaine Hank Quinlan (Orson Welles), un flic pourri qui ne se fie qu’à son intuition et qui ne se gène pas pour enfreindre la loi afin d’arriver à ses fins. Vargas lui propose son aide. Mais Quinlan entend rester seul maître du dossier. Restée seule à Los Robles, Susan est importunée par une bande de voyous dont le chef est un certain « Uncle Joe » Grandi (Akim Tamiroff) qui n’est autre que le frère d’un truand que son mari a fait emprisonner à Mexico.

 

Les contraintes de production

 

Malgré les deux « têtes d’affiche » (Heston/Leigh), Touch of Evil est une production à petit budget, à peine 1 million de dollars. Au niveau du casting, les cachets n’ont rien de mirobolant. D’ailleurs, le plupart des comédiens ont privilégié le fait de travailler sous la direction d’Orson Welles et se contente du minimum syndical. Parmi eux, Ray Collins et Joseph Cotten, des fidèles de sa compagnie théâtrale Mercury Theatre, et Akim Tamiroff, qui figurait déjà au générique de Mr Arkadin (1954). Le premier clap est donné le 18 février 1957. Les intérieurs se déroulent aux studios Universal, tandis que les extérieurs auront lieu à Venice. À l’origine, Welles envisageait de tourner à Tijuana, au Mexique. Il ne peut le faire et doit se replier sur cette station balnéaire délabrée proche de Los Angeles. Les raisons varient. Outre un coût budgétaire trop élevé, sont également invoqués les réticences des autorités mexicaines devant le risque de voir une image négative de leur ville, mais aussi la difficulté pour Universal de contrôler le travail et notamment les rushes de Welles.

 

La Soif du Mal - Orson Welles - Charlton Heston - Janet Leigh - BFILa Soif du Mal - Orson Welles- Mort Mills- Charlton Heston - BFI

 

Le tournage

 

Dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich, alors jeune cinéaste, le réalisateur confiera que le tournage s’est déroulé dans une ambiance très agréable. Un sentiment partagé par d’autres témoignages, en dépit des conditions difficiles car les prises de vues s’effectuent la nuit par un temps glacial. Janet Leigh joue malgré son bras gauche cassé et plâtré et la transformation physique de l’acteur Welles en Quinlan nécessite plusieurs heures de maquillage. Néanmoins, le metteur en scène entretient de très bons rapports avec les comédiens, auxquels il laisse une large marge de manœuvre, sollicite leurs propositions et les encourage à improviser pendant les répétitions. En deux jours, 10% du scénario ont déjà étés tournés. De quoi rassurer les responsables d’Universal qui songent à faire signer Orson Welles pour quatre autre films…

 

Même pendant le tournage, le processus de création se poursuit. Welles va ainsi réécrire des dialogues et des situations et aussi ajouter un personnage. C’est en se souvenant de Lydia, la gitane à la chevelure brune, dans Les Anneaux d’or (1947), de Mitchell Leisen, qu’il a l’idée d’un petit rôle pour son amie Marlène Dietrich à la condition qu’elle soit brune. Sans même lire le scénario, l’actrice donne son accord et emprunte une perruque. Les producteurs la découvrent avec surprise sur les rushes alors qu’elle n’était pas prévue dans la distribution initiale.

 

La Soif du Mal - Orson Welles- Janet Leigh

La Soif du Mal – Orson Welles- Janet Leigh

La rupture

 

Le tournage de Touch of Evil prend fin le 2 avril 1957. Orson Welles s’attèle au montage. Le 6 juin, il part à New York pour les besoins d’une émission télévisée. Le studio, qui s’impatiente et s’interroge sur le résultat, profite de cette absence pour visionner cette première version qui ne lui convient pas du tout. Il est insensible au travail de mise en scène (éclairages contrastés, perspective déformée par l’emploi d’un objectif à courte focale, plongée et contre-plongée, jeux de miroirs, traitement sonore), ainsi qu’à l’humour noir du film. Le spectateur risque d’être déboussolé. Un nouveau monteur est appelé à la rescousse alors qu’Orson Welles s’envole pour le Mexique avec Akim Tamiroff afin de tourner Don Quichotte. Edward Muhl, responsable production chez Universal, est déçu du résultat. Il charge Ernest Nims, responsable des opérations de postproduction et que Welles connaît bien puisqu’il a monté Le Criminel (1946), de superviser la finition du long métrage. Encore une fois, Muhl, n’est pas satisfait. L’intrigue est toujours trop obscure. Il demande à Harry Keller, réalisateur sous contrat, de réécrire des scènes et de faire quelques prises de vues additionnelles. Charlton Heston et Janet Leigh s’y opposent, mais ils doivent cependant s’y soumettre. Welles ne peut plus compter sur le soutien d’Albert Zugsmith, parti chez MGM. Désormais, il n’a plus le droit d’intervenir sur son film. Le 4 décembre, Universal lui présente néanmoins la seconde version au cours d’une unique projection. Le réalisateur rédige un memorandum de 58 pages avec ses suggestions. Le studio n’en retiendra que quelques-unes.

 

De la série B au rang de Classique du 7e Art

 

Une version de 108 minutes est présentée au public lors d’une projection test. Face aux résultats catastrophiques, Universal décide de distribuer Touch of Evil dans une copie de 93 minutes. Le film, considéré comme une série B, sort aux États-Unis en février 1958, en complément de programme de Femme devant le désir d’Harry Keller, un mélo qui marquait le retour d’Hedy Lamarr. Relatif échec commercial et diversement apprécié par la critique aux États-Unis, Touch of Evil va connaître un accueil enthousiaste en Europe qui le découvre la même année, dès 1958, notamment à l’occasion du Festival du film de Bruxelles. Il est 2e du box-office lors de sa sortie parisienne (16.000 entrées en deux semaines) avant d’être désigné Meilleur film de l’année 1958 par les lecteurs et la rédaction des Cahiers du Cinéma. Après La Soif du mal Orson Welles ne devait plus jamais retravailler avec les studios. Il continuera sa carrière en Europe et reviendra à la réalisation quatre ans plus tard avec Le Procès (1962). En 1975, une version de 108 minutes, proche de celle présentée en preview en 1958, avec les plans additionnels d’Harry Keller, est exploitée. Nouvelle étape en 1992, lorsque le critique américain Jonathan Rosenbaum publie des extraits de mémorandum de Welles. Cette découverte amène le producteur Rick Schmidlin à entreprendre un nouveau montage. Il confie cette mission à Walter Murch, le monteur attitré de Francis Ford Coppola. Très proche des intentions de son réalisateur, cette nouvelle version de 1998, apporte cependant, entre autres, des modifications au mixage de la bande sonore et au travail du compositeur Henry Mancini. Pas plus que celle de 1975, elle ne constitue la director’s cut de La Soif du mal.

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