Synopsis : Dans un village imaginaire non loin du Brésil, des prospecteurs de diamants se voient annoncer la nationalisation de leurs mines par l’autorité gouvernementale, mettant ainsi un terme brutal à leur espoir d’un avenir meilleur. Shark, un aventurier solitaire arrive au moment où gronde la révolte. Il réussira à s’échapper avec l’aide de Shenko, un trafiquant peu scrupuleux, Djin, une prostituée qui se laisse convaincre par appât du gain de partir avec Castin, vieil homme fortuné qui se jure de l’épouser, accompagné de sa fille sourde-muette, et enfin le père Lizardi, un élégant et naïf missionnaire. Cette étrange équipée se retrouve contrainte de survivre dans une jungle menaçante.
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Le génie de Buñuel est de transformer ici un simple film de commande, ne suscitant au départ aucun intérêt de sa part, en un reflet puissant de toute l’originalité de son œuvre. Si on pense faire face à un récit d’aventure de facture classique typique du cinéma des années 50, Luis Buñuel, adepte du mouvement surréaliste et cinéaste déjà reconnu, nous surprend et signe une œuvre illustrant le style singulier de sa filmographie dans l’histoire du cinéma actuel. Sur les conseils de son ami et producteur Oscar Dancigers, il entreprend, durant son exil forcé de plusieurs années au Mexique, la réalisation de plusieurs films ayant pour toile de fond la pauvreté au Mexique, dont Los Olvidados, Prix de la mise en scène à Cannes en 1951. Plus discret, voire éclipsé par ses œuvres majeurs telles que L’âge d’or (1930) ou Nazarin (1959), La Mort en ce jardin, sorti en 1956, est trop peu souvent cité dans le parcours du réalisateur. Adapté du roman de Jose-André Lacour, avec l’aide précieuse de Raymond Queneau et de son fidèle collaborateur Luis Alcoriza, le récit empreint de symbolisme, débute par un thème récurrent chez Buñuel : l’oppression du peuple démuni par les institutions. Illustrée par l’arrivée des cavaliers militaires, filmée en contre-plongée, l’armée domine les chercheurs de diamants désemparés.
Un casting de premier plan nous est proposé dans cette première partie. Imposée alors par la coproduction franco-mexicaine afin d’aider au rayonnement de l’œuvre à l’international, cette distribution apporte au film une saveur toute particulière : Simone Signoret, immense actrice depuis Casque d’or (1952) et Les Diaboliques (1955), campe avec force et sensualité cette prostituée gouailleuse, symbole du péché originel. Michel Piccoli, encore peu connu du grand public, se voit obtenir un rôle qui fait déjà état de son talent d’acteur dans un passage savoureux. Le cinéaste espagnol, très impressionné, prend d’ailleurs la liberté de modifier son personnage de prêtre quinquagénaire bedonnant, afin de pouvoir l’adapter à l’acteur, alors trentenaire fringuant. Représentant l’ordre clérical auquel le réalisateur est allergique, la tenue coloniale et bourgeoise du prêtre finit de le désigner coupable dans l’univers buñuelien. Cette rencontre entre les deux hommes poussera d’ailleurs le cinéaste à lui proposer d’autres collaborations. Représentant le héros téméraire du récit d’aventure, Georges Marchal est aussi parfait dans son rôle du rebelle, adressant fièrement ce doigt d’honneur à l’encontre de l’armée, et tranchant l’œil de son gardien, clin d’œil au célèbre Chien andalou (1929).
Il faut attendre la deuxième partie pour que le réalisateur s’autorise à prendre de la distance avec ce film, et mettre davantage en avant les personnages que l’action. Les archétypes habituels du genre sont ici bousculés, et les personnages plus complexes qu’il n’y paraît. Contraint de fuir dans une jungle menaçante, ils voient leurs certitudes et leur destin remis en cause à travers cette échappée forcée. Si la mise en scène en elle-même n’est pas révolutionnaire, avec des dialogues assez classiques, les références au mouvement surréaliste sont subtilement parsemées. Cette jungle inquiétante est le symbole des pulsions primitives, archaïques et illustre parfaitement le naturalisme dont Buñuel est empreint.
Pour son deuxième film en couleur, il a su s’entourer d’un excellent directeur de la photographie, Jorge Sthal Jr, afin de magnifier cette forêt amazonienne luxuriante et hallucinatoire, qui semble engloutir ceux qui s’y aventurent. Le travail de restauration met dès lors en valeur les couleurs éblouissantes de ce jardin d’Éden, qui ne l’est qu’en apparence, comme en témoigne ce serpent dévoré par des fourmis, image récurrente dans l’œuvre de Buñuel. Le son, qui a une place toute particulière chez le cinéaste, participe également à toute cette étrangeté. Les bruits de la circulation des Champs-Elysées aussi surprenant que les effets sonores de L’âge d’or, surgissent au milieu de l’Amazonie, comme pour rappeler une civilisation perdue. Les personnages sont démunis, de nourriture, d’habits, de foi. La scène dans laquelle Simone Signoret se pare d’une robe et bijoux de soirée en pleine jungle dénonce l’absurdité des apparats propres à la bourgeoisie, qui détone encore plus dans cette nature sauvage. Quant au monologue du prêtre, aussi surprenant que jouissif sur sa madeleine de Proust, les œufs mollets, il illustre parfaitement l’absurdité si chère au réalisateur.
Buñuel nous délivre ainsi, à travers cette œuvre, un message puissant sur la complexité de la nature humaine et sa réaction face aux forces primitives qui l’animent, et dans laquelle la mort en ce jardin devient alors inévitable…
Laura Sztajnkrycer
- LA MORT EN CE JARDIN (La muerte en este jardin)
- Ressortie salle : 2 octobre 2019
- Version restaurée 4K
- Réalisation : Luis Buñuel
- Avec : Simone Signoret, Michel Piccoli, Georges Marchal, Michèle Girardon, Charles Vanel
- Scénario : Luis Buñuel, Raymond Queneau, Luis Alcoriza d’après le roman éponyme de José-André Lacour
- Production : David Magne
- Photographie : Georges Stahl Jr
- Montage : Marguerite Renoir, Denise Charvein, Luis Buñuel
- Décors : Edward Fitzgerald
- Costumes : Georgette Somohano
- Musique : Paul Misraki
- Distribution : Théâtre du Temple
- Date de sortie initiale : 19 septembre 1956 (France) – 9 juin 1960 (Mexique)
- Durée :1h44