Résumé : De Caligari à Hitler : ce titre célèbre caractérise en un significatif raccourci la période la plus riche de l’histoire du septième art allemand. En 1919, Le Cabinet du Dr Caligari ouvrait, en effet, l’ère de l’« écran démoniaque » et en 1933 Hitler brisait net le sonore. Entre ces deux dates, l’expressionnisme témoigna des tourments de l’âme germanique tandis que le réalisme analysait une société en crise. Rarement le cinéma fut plus profondément enraciné dans la vie culturelle, politique et sociale d’un peuple. Siegfried Kracauer devint en 1920 le critique cinématographique de la Frankfurter Zeitung et il y demeura jusqu’en 1933. C’est dire qu’il a suivi pas à pas le développement du cinéma dans son pays. Théoricien de l’esthétique, historien, philosophe, il entreprend d’étudier la propagande et les films nazis lorsqu’il arrive aux États-Unis, ce qui le conduit à remonter le courant et à écrire une étude psychologique fouillée qu’il publie en 1947 : From Caligari to Hitler. Ce texte, le premier qui utilise en cette matière les conquêtes du marxisme liées à celles de la psychanalyse, montre que le septième art, mieux que tout autre moyen d’expression, révèle dans sa vérité complexe la mentalité d’une nation. Immédiatement, ce livre monumental s’imposa comme un classique.
♥♥♥♥♥
Le premier intérêt de cette parution est d’assurer la disponibilité d’un ouvrage fondamental dont la première traduction en langue française remonte à 1973 (aux éditions L’Âge d’Homme) et qui est depuis plusieurs années devenu introuvable (sinon à des prix prohibitifs chez certains commerçants spécialisés dans les livres rares). Écrivain, critique de cinéma, journaliste et sociologue, Siegfried Kracauer a écrit cette histoire du cinéma durant son exil américain. Comme nombre de ses contemporains, l’auteur a cherché à comprendre et expliquer l’avènement et le triomphe du régime nazi à travers une analyse de la société allemande et de ses déterminismes souterrains. Kracauer se distingue cependant par sa volonté d’inscrire les productions culturelles, et en particulier les films, au cœur de son champ d’expertise. Sous sa plume, les longs métrages apparaissent comme les fragments d’un miroir propre à la représentation d’une psychée nationale. Expressionnisme, Nouvelle Objectivité, et productions marquées par une tendance politique (du marxisme au nazisme en passant par la religion chrétienne) constituent autant de schémas de pensées reposant sur une opposition structurelle entre victimes et tyrans. Chefs-d’œuvre incunables (Nosferatu, M, le maudit, Metropolis, Berlin, symphonie d’une grande ville, et bien sûr Le Cabinet du Docteur Caligari qui occupe au sein de ce corpus une place centrale), productions de propagande (l’indépassable Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl) et bandes plus confidentielles (le genre des « films de montagne ») dépassent leur simple nature d’illustrations pour se présenter comme les principaux fondements de la pensée de Kracauer. C’est ici que l’ouvrage affirme l’une de plus grandes forces de sa démonstration. L’auteur évite en effet les traditionnelles lectures de scénarios pour focaliser son attention sur la mise en scène des films envisagés. Cette importance conférée à l’esthétique lui permet d’élaborer une authentique iconologie éclairant sous un jour nouveau la matière visuelle des productions jalonnant sa réflexion. À l’excellente traduction de Claude B. Levenson s’ajoute la présence d’une longue postface de Leonardo Quaresima, professeur à l’Université d’Udine, traducteur et spécialiste du cinéma de Weimar. Celui-ci revient sur la réception critique et théorique de l’ouvrage, soulignant son apport au sein des études culturelles, tout en relevant certaines de ses lacunes. Ce supplément ajoute encore un peu de crédit à cet indispensable ouvrage et à ce formidable projet de réédition.
- DE CALIGARI À HITLER. UNE HISTOIRE PSYCHOLOGIQUE DU CINÉMA ALLEMAND
- Auteur : Siegfried Kracauer (trad. Claude B. Levenson)
- Éditions : Klincksieck
- Date de parution : 18 octobre 2019
- Format : 432 pages
- Tarif : 35 €