Synopsis : Mutique et solitaire, William Tell, ancien militaire devenu joueur de poker, sillonne les casinos, fuyant un passé qui le hante. Il croise alors la route de Cirk, jeune homme instable obsédé par l’idée de se venger d’un haut gradé avec qui Tell a eu autrefois des démêlés.
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Présenté en sélection officielle lors de la Mostra de Venise 2021, The Card Counter ne marque pas seulement le retour en grâce de Paul Schrader mais affirme la persistante fécondité d’une manière dont les origines remontent aux premières années d’activité du réalisateur. Difficile en effet de ne pas reconnaître dans la figure de William Tell (Oscar Isaac) une réactualisation du Travis Bickle (Robert De Niro) de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976), premier triomphe scénaristique de Schrader et personnage séminal de son œuvre. Même personnage rongé par un passé qui aliène son environnement privé et professionnel marqué par la répétition incessante de gestes et d’actions, confondant son quotidien avec un rituel désincarné ; même violence sourde dont l’explosion ne cesse d’être retardée mais qui confère à chaque situation et à chaque plan la sensation d’un basculement imminent. En se concentrant sur l’univers des jeux d’argent et plus particulièrement sur celui des cartes, Schrader évoque une maîtrise rigoriste qui rappelle son intérêt cinéphile pour les réalisateurs de l’épure (Dreyer et Bresson en tête). De son modèle français, le cinéaste américain retient la capacité à créer une atmosphère troublante à partir de la simple articulation d’échelles de plans (on songe bien sûr à Pickpocket [1959] mais plus encore à Journal d’un curé de campagne [1951] avec lequel The Card Counter entretient des liens évidents). Le dialogue constant du gros plan et de l’insert est valorisé par la fixité d’un cadrage qui suscite le malaise et invite comme naturellement à l’introspection.
D’où l’importance tenu par l’acteur dans la mise en scène de Schrader. Le choix d’Oscar Isaac se révèle ici excellent. L’acteur prolonge la caractérisation d’un rôle qui, de Inside Llewyn Davis (Joel et Ethan Coen, 2013) à la mini-série Scènes de la vie conjugale (Hagai Levi, 2021) en passant par A Most Violent Year (J.C. Chandor, 2014) et Ex machina (Alex Garland, 2015), favorise le recours à son visage et à son regard pour infuser un sentiment mélancolique qui se déploie ici à travers un rapport schizoïde au monde.
Et c’est justement à travers cette idée que Schrader semble retrouver le meilleur de son cinéma. L’importance du numéraire induit par le motif des cartes se répercute sur la vision du personnage et la construction d’une représentation gagnée à la cause du virtuel. Les images dédoublées renvoyant au passé de tortionnaire de William relaye cette impression. L’horreur, pourtant palpable, est moins provoquée par la vision concrète que par l’indicible du hors-champ et l’informulé de la suture.
Par sa bande-sonore habitée par les râles de respiration et les cris étouffés de douleur, Schrader réinscrit de l’affect à l’intérieur de son cadre. Cette idée ne doit pourtant pas s’interpréter comme le signe d’un optimisme béat. Si les mains des deux amants se rejoignent bien, le cadre finira tout de même par se fracturer. La fin du film étant sur ce point éloquente, le cinéaste suspendant jusqu’à son extrême limite le contact charnel pour exprimer le caractère irrésolu de toute recherche de rédemption.Â
- THE CARD COUNTER
- Sortie : 29 décembre 2021
- Réalisation et Scénario : Paul Schrader
- Avec : Oscar Isaac, Tiffany Haddish, Tye Sheridan, Willem Dafoe, Joel Michaely, Alexander Barbara, Bobby C. King…
- Production : Lauren Mann, Braxton Pope, David Wulf
- Photographie : Alexander Dynan
- Montage : Benjamin Rodriguez Jr.
- Musique : Robert Levon Been et Giancarlo Vulcano
- Décors : Ashley Fenton
- Costumes : Lisa Madonna
- Distribution : Condor Distribution
- Durée : 1 h 42