Synopsis : Après avoir vécu un drame personnel, Harper décide de s’isoler dans la campagne anglaise, en espérant pouvoir s’y reconstruire. Mais une étrange présence dans les bois environnants semble la traquer. Ce qui n’est au départ qu’une crainte latente se transforme en cauchemar total, nourri par ses souvenirs et ses peurs les plus sombres.
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Chez Alex Garland, l’altérité est d’abord une émanation du Soi. L’androïde d’Ex Machina était façonnée à l’image des fantasmes de son protagoniste, la Zone d’Annihilation générait des doubles et les villageois de Men sont les incarnations du traumatisme de Harper, dont le mari toxique vient de mourir. Ses films sont donc autant de voyages intérieurs, où la découverte de soi passe par l’exploration d’espaces isolés du monde. Dans le cas de Men, le cinéaste acte sa transition de la science-fiction à l’horreur et se place dans un contexte frontalement thérapeutique, entre deuil et déculpabilisation. Cet attachement à la réparation des plaies amène une première idée de mise en scène : ne pas détourner le regard. Tout comme un patient est encouragé à faire face à ses « dysfonctionnements » pour s’en émanciper, Harper doit se confronter à son mal. En résulte un parti pris audacieux dans le cinéma d’horreur moderne, celui de tout montrer et de le faire suffisamment longtemps pour que l’intrus soit assimilé par le spectateur. Ainsi, la peur ne provient pas de la surprise (les jump scares sont très rares) mais du mélange de malaise et de fascination que provoquent la vue d’une blessure grave ou d’un corps hostile. Dès la première apparition du « harceleur », celui-ci est vu au bout d’un tunnel. Son éloignement est tel que lorsqu’il se met à courir, sa silhouette s’agite mais paraît demeurer sur place. Quelques minutes plus tard, il est même pris en photo, parfaitement immobile.
Il s’agit donc d’un film d’horreur d’une étrange fixité, qui observe plutôt qu’il ne surprend. Dès lors, en mettant le regard au centre de son dispositif, Alex Garland se doit de créer des images qui valent d’être regardées, et d’être regardées longtemps. Non pas des plans suresthétisées, mais des formes perturbantes qui feraient irruption dans le cadre. Le corps masculin en est la première itération, et sans doute la plus convaincante.
Men étant un film sur une femme se remettant d’une fin de couple atroce, entourée d’hommes jusqu’à l’asphyxie, la simplicité d’une nudité masculine suffit à conduire le propos. Mais au fil du temps s’opère une transition du dispositif initial (une ville constituée exclusivement d’hommes au visage identique) à un ésotérisme ambigu, parfois maladroit, qui s’abandonne durant le final à des excès audacieux mais imparfaits.
La déception partielle de Men tient à ce que son escalade visuelle affaiblit l’équilibre atteint dès les premières manifestations de la tension. La scène du tunnel, au centre de la communication, joue en effet sur un registre subtile d’inquiétante étrangeté largement délaissée par la suite. Après un hypnotisant jeu d’écho apparaît une forme menaçante au loin, dont on a déjà évoqué plus haut l’inertie de la course. Harper s’enfuit alors, perdue dans une forêt labyrinthique, avant de retomber sur un autre tunnel, cette fois condamné. Se dessine là une grammaire horrifique efficace, qui aurait mérité d’être explorée, mais Men abondera dans un tout autre folklore au mysticisme appuyé.
Le déploiement du pseudo-religieux sabote le film autant qu’il en justifie les expérimentations visuelles. C’est la limite de l’elevated horror, dont A24 s’est fait l’ambassadeur, genre par essence sérieux et théorique qui s’essouffle souvent dans le dévoilement final d’une métaphore filée et déjà bien repérable. Au moins Garland a-t-il le mérite d’accompagner son climax d’une série de visions hallucinantes qui, tout en alourdissant le film, étalent un imaginaire à l’originalité indéniable.
Joffrey Liagre
- MEN
- Sortie salles : 8 juin 2022
- Réalisation et Scénario : Alex Garland
- Avec : Jessie Buckley, Rory Kinnear, Paapa Essiedu, Gayle Rankin, Sarah Twomey, Zak Rothera-Oxley, Sonoya Mizuno…
- Production : Andrew Macdonald, Allon Reich, Cahal Bannon
- Photographie : Rob Hardy
- Montage : Jake Robert
- Décors : Mark Digby, Dominic Hailstone
- Costumes : Lisa Duncan
- Musique : Geoff Barrow, Ben Salisbury
- Distribution : Metropolitan FilmExport
- Durée : 1 h 40