Synopsis : Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.
♥♥♥♥♥
Pacifiction fait partie de ces films, trop rares, dont le sens ne cesse de se dérober au spectateur. La pseudo-enquête qu’il figure est en réalité une plongée dans le brouillard où chaque nouvelle scène, loin d’éclaircir les enjeux, ne fait qu’épaissir les mystères qui entourent Tahiti. Le haut-commissaire De Roller (Benoît Magimel dans l’un de ses meilleurs rôles) est coincé entre deux menaces énigmatiques. D’un côté, la rumeur d’essais nucléaires organisés par l’État français. De l’autre, le potentiel soulèvement d’une population craignant pour sa vie. Lâché par un gouvernement muet et par des locaux qui lui ont retiré leur confiance, De Roller se débat tant bien que mal avec la seule arme qui lui reste : sa parole. Les scènes de dialogues se suivent comme autant de tableaux auxquels Albert Serra accorde sans retenu le temps nécessaire à leur déploiement. D’une boite de nuit à un hôtel, Benoît Magimel déambule dans un costume blanc mémorable, passant d’un lieu à l’autre à la recherche de renseignements qui se refusent à lui. Les yeux cachés derrière ses lunettes fumées, il récite un texte dicté à l’oreillette en temps réel par son réalisateur, d’où cette sensation d’assister à un ton qui sonne faux, à une simulation du naturel. Le procédé met à nu les boniments de la politique, la phrase qui caresse autant qu’elle claque, l’improvisation d’une manipulation désespérée. Chaque séquence tient ainsi sur d’interminables discussions hypnotiques qui s’enfoncent un peu plus dans un complot indémêlable.
Tahiti est le terrain d’une osculation qui ne parvient qu’à vérifier son impénétrabilité. Un vol au-dessus de la jungle succède à une impressionnante session de jet-ski, les lieux de rassemblement semblent tous perdus dans une nature encore vierge dont la beauté exotique devient progressivement oppressante. Pour peindre l’effondrement d’un monde, Albert Serra commence par en dessiner les contours, et les baigne dans la folie d’une crainte paranoïaque que rien ne vient jamais justifier. Les pistes ne se referment pas, les indices soulèvent toujours plus de questions. C’est que tout cela est d’abord un prétexte, autant à la naissance d’une atmosphère d’apocalypse diffus qu’à l’exploration d’une île peuplée d’individus fascinants : un amiral burlesque, une secrétaire mahu (le troisième genre dans la culture tahitienne), une troupe d’acteurs rejouant un affrontement rituel, etc.
Dans son dernier tiers, le film acte le basculement de cet ailleurs conradien par la tombée de la nuit. Les voix, jusque-là prédominantes, s’assèchent. L’île obscure se retrouve éclairée de lumières oniriques (celle d’une lampe torche sur l’océan, d’un projecteur sur un terrain de foot, ou des néons d’une boite de nuit) et se change en un dédale au sein duquel De Roller évolue à la recherche d’une résolution chimérique. La pâleur de son costume lui donne l’allure d’un fantôme errant à travers Tahiti, jusqu’à un incroyable discours d’abandon dans l’habitacle d’une voiture, comme l’extériorisation finale d’une rage contenue pendant toute une carrière passée se faire le maillon d’une chaîne censée lier citoyens et État, désormais brisée.
Pacifiction, c’est donc avant tout l’observation d’un anéantissement, celui de son personnage principal, et par extension du monde qui l’entoure. S’il ne s’y déroule concrètement pas grand-chose, c’est que le délitement se fait en sourdine, entre les mots qu’échangent nonchalamment De Roller et ses citoyens durant ces dialogues qui s’étendent jusqu’à l’absurde. Mais, dans ce voyage vers le vide, au cours de ce chemin qui ne mène nulle part, Albert Serra capte ce qui importe le plus : le sublime d’un univers conscient de l’imminence de sa fin.
Joffrey Liagre
- PACIFICTION
- Sortie Salles : 9 novembre 2022
- Réalisation : Albert Serra
- Avec : Benoît Magimel, Sergi Lopez, Lluís Serrat, Pahoa Mahagafanau, Montse Triola, Marc Susini, Baptiste Pinteaux, Cécile Guilbert, Mike Landscape, Mareva Wong
- Scénario : Albert Serra
- Production : Marta Alves, Pierre-Olivier Bardet, Dirck Decker
- Photographie : Artur Tort
- Montage : Ariadna Ribas, Albert Serra & Artur Tort
- Décors : Sebastian Vogler
- Costumes : Praxedes de Villalonga
- Distribution : Les films du losange
- Durée : 2 h 45