Synopsis : Dans un village perdu au coeur de la plaine hongroise, les habitants luttent quotidiennement contre le vent et l’incessante pluie d’automne. Dans la ferme collective démantelée et livrée à l’abandon, les complots vont bon train lorsqu’une rumeur annonce le retour de deux hommes passés pour morts. Bouleversés par cette nouvelle, certains habitants y voient l’arrivée d’un messie, d’autres celle de Satan…
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Le cinéma de Béla Tarr tient de la dynamique de l’ombre, soit d’une forme qui étend progressivement son emprise sur l’ensemble des pores de l’image. Cette métaphore biologique n’est pas anodine. Tarr confère au film la pesanteur d’une matière organique qu’il respecte et envisage comme la possibilité de poursuivre un travail aussi poétique que singulier. Sátántangó (tourné et monté de 1991 à 1994) marque sans doute le point culminant de ce dernier. Sa durée exceptionnelle (7 heures 30) lui permet d’approfondir les potentialités de son dispositif. Noir et blanc, plan-séquence, travelling, certes. Mais aussi cette volonté de dilater l’image du réel pour révéler certaines de ses puissances qui ne peuvent apparaître que sur la durée. Sátántangó est une marche mille fois débutée (et non pas recommencée), une prose prise au vol de son écriture, un langage unique qu’entretient le cinéaste avec son spectateur. Les cadres dans le cadre insistent sur cette volonté de transfigurer l’espace commun. Loin de se confondre avec une scène, le huis-clos s’épanouit par sa confrontation avec l’extérieur. La passion des hommes côtoie celle de la nature. L’errance enivrée se répand dans le cadre à la manière des gouttes de pluie modifiant la texture d’un sol qui semble happer le pas du marcheur incertain. Aux visages que Tarr définit par l’ombre et la clarté de traits singuliers répond la mélodie continuelle du vent. La litanie de l’ivrogne ou les phrases du poète s’exprime par l’éloquence d’un geste de bascule sans cesse répété (la main reposant sur le verre) ou la volonté de transpercer l’opacité du réel par la prégnance d’un regard porté au loin. Ce que nous voyons à travers ces actions, c’est la superposition d’événements, de corps et de textures qui se valorisent les uns les autres.
Le talent de Tarr est de parvenir à dépasser le seul constat du mouvement pour rappeler qu’au cinéma son nécessaire corolaire demeure le temps. S’affirme ici la valeur d’expérience de Sátántangó qui s’inscrit dans le meilleur du cinéma moderne. On pense à Wenders ou à Antonioni, à Angelopoulos et à Visconti. Chez eux comme chez le réalisateur hongrois, on trouve une commune volonté de cristalliser l’idée du passage. Celui-ci prend forme à travers l’hésitation affirmée d’une démarche, le désespoir muet d’une expression hagarde.
L’un des coins de l’avant-plan occupé par la nuque d’un personnage qui regarde au loin assigne à la subjectivité une force créatrice qui pour Tarr prend valeur de profession de foi. Loin de se répandre dans l’accoutumance d’une pratique stérile, le cinéaste cherche sans cesse à transgresser l’ordinaire par la représentation de l’inopinée. D’où peut-être l’importance des animaux dans son cinéma et qui balisent l’ensemble de Sátántangó (chien, vache, cochon…). Comme chez Bresson, l’animal se veut porteur d’une compréhension aigüe du monde.Â
Sa marche mue par la volonté anarchique de l’instinct réfléchit le comportement de l’Homme dont Tarr se présente comme l’un des meilleurs conteurs contemporains. Assortie d’une instructive préface signée par Damien Marguet, maître de conférences en cinéma à l’Université Paris 8, cette édition Blu-ray vaut donc indéniablement le détour. Au-delà de la qualité propre au film, la restauration 4K supervisée par le réalisateur préserve la beauté granuleuse du négatif original et assure la réussite d’une expérience qui nous rappelle que le visuel a partie liée avec le sensoriel.
- SATANTANGO (Le Tango de Satan)
- Sortie : 16 septembre 2020
- Format : Blu-ray et DVD
- Version restaurée 4K
- Réalisateur : Bélà Tarr
- Avec : Mihaly Vig, Putyi Horvath, Miklos B. Székely, Erika Bok, Lazszlo Felugossy, Alfréd Jarai…
- Scénario : Laszlo Krasznahorkai et Bélà Tarr, d’après le roman de Laszlo Krasznahorkai
- Producteurs : György Fehér, Joachim Von Vietinghoff, et Ruth Waldburger
- Photographie : Gabor Medvigy
- Montage : Agnes Hrantizky (par ailleurs coréalisatrice du film)
- Costumes : Janos Breckl, Gyula Pauer
- Musique : Mihaly Vig
- Distribution : Carlotta Films
- Durée : 7 heures 30
- Sortie initiale : 1994